Le souci c’est que t’avais pas pris en compte que les choses partent autant en vrille. Que pour tout le bravado que t’as en toi, et ton désir d’être un putain de crevard autonome, t’as quand même pris un coup de latte de la part d’un milicien, et t’es presque sûr qu’il t’a fêlé une côte pour tes bons et loyaux services. La milice, hein. T’es presque sûr que c’était le père d’un des gosses dont tu t’occupais avant, en plus. Putain d’enfoiré de merde.
Tu détales à toutes jambes, parce que t’es doué pour faire ça, pour disparaître. C’est Chouchou qui t’a tout appris. T’es pas le digne héritier du raton d’Abysse, pas encore, mais il t’a quand même appris beaucoup trop de choses pour que ça se finisse mal pour toi. Et même quand tu fais un détour par les souterrains, pratiquement sûr que tu finiras décapité par Vengeance dans l’une de ses crises existentielles, lorsque tu ressors de l’obscurité, t’es littéralement là où tu ne voulais pas. Ou là où tu voulais. T’es plus trop sûr. T’as le souffle court et un peu de mal à respirer et putain, pourquoi ce chat vient vers toi, casse-toi.
« Dégage, putain… »
Mais t’as aucun geste violent. Au contraire, tes poisseux et transpirant, mais tu te laisses couler contre ce mur, dans cette ruelle trop sombre, derrière un conteneur de poubelles d’un immeuble d’habitation. T’aimes pas venir ici. T’aimes pas foutre les pieds dans le onzième, parce que ça te rappelle des souvenirs et – Tu soupires et te laisse glisser en position accroupie, offrant une caresse au chat, un rouquin, juste comme toi, sous ta capuche sombre.
« T’as meilleure gueule que moi, au moins. »
Ça te prend quelques longs instants avant que tu retrouves enfin ta respiration et te décide à bouger d’ici. Et forcément. Forcément. La putain de milice. Tu dévies, entends le son de leurs pas et… ils t’interpellent. Ni une ni deux, tu repars de ton plus beau sprint et tu ne devrais pas reconnaître le chemin. Tu ne devrais pas suivre cette route que tu as appris par cœur, reconnaître les chiffres qui défilent sur les bâtiments. Un coup d’œil en arrière, tu disparais de l’œil des caméras et t’engouffre sans que personne n’ait pu te voir dans l’un des ruelles séparant deux immeubles d’habitation. Si tu te goures pas… Si tu te goures pas putain…
C’est un élan de folie. Tu vas te fracasser la tête la première à la réalité. T’aurais été plus vite si… Mais déjà deux miliciens passent sous toi sans te remarquer. Et t’es agrippé à la gouttière comme le plus simiesque de tes cousins quand tu appuies ton front contre le mur gris et terne. Tu l’as échappée belle. Ils viennent d’entrer dans le bâtiment. Et tu remercies la terre entière d’être vêtu intégralement de noir. Même quand tu commences à entendre la commotion dans les appartements aux murs trop fins. Ils fouillent les appartements. Ils ont dispatché combien de miliciens ? Tu sais plus. Tu continues de grimper loin du regard de tous. Et tu sais. Tu sais quelle fenêtre. Ça devrait te terrifier. Mais lorsque tu entends la voix douce de ton ami d’enfance en train de laisser des miliciens fouiller son appartement, tu remercies toutes les étoiles du ciel d’être certain que Leon n’est pas un hors la loi. (Si tu savais). Tu inspires doucement et attend que le cliquetis distinctif de la porte se fasse entendre et… Vas-y. Un peu d’élan et tu te rattrapes de justesse à la bordure de sa fenêtre. 206. Tu le sais, comme gravé au fer rouge dans ta mémoire. Tu te hisses, et ta côte te fait un mal de chien, mais tu t’en fous.
Passer par la fenêtre ? Toi ? T’as sérieusement jamais vraiment eu peur de quoique ce soit, même du haut du deuxième étage. Même si Leon pourrait totalement te pousser et te briser la nuque dans une chute irrémédiable vers le sol. Tant pis. Tu t’en fous. Tu frappes contre le carreau, repousse ta capuche lorsque tu l’aperçois, lorsqu’il te voit aussi. Et le sourire qui fend ton visage est aussi tendre que mélancolique.
Ton frère d’une autre mère. Qu’est-ce qu’il a pu te manquer.
Slowly
Du bruit dans ta chambre, tu fronces les sourcils, t'approches en silence, dans l'obscurité de la pièce, songe que c'est sûrement encore un oiseau curieux qui veut que tu lui laisses quelques miettes de pain. À supposer que l'oiseau soit bien plus grand que prévu, roux et ... Présumé mort. Kai était à ta fenêtre. Kai, celui là même dont tu n'avais pas pu assister au bannissement, n'en ayant ni la force ni le courage. Kai était là, à ta fenêtre. Et une fois le choc passé, oui, tu comprenais pourquoi il y avait eu une descente. C'était lui. C'était lui que la milice cherchait. Est-ce que Kai aussi était devenu vagabond ? Mais bon sang, tu les attirais, ou quoi ?
Kai mais ... ?! Tu ouvres la fenêtre, le tire à l'intérieur, sans doute un peu brusquement, referme rapidement derrière lui. Ton cœur bat la chamade. Tu vois encore les petits de sa classe que tu avais dû consoler pendant des semaines et des semaines, et il ne reparaissait que maintenant ? Inévitablement, il s'était mangé une gifle, mais est-ce qu'il ne l'avait pas un peu méritée ? Sans doute. De toutes façons, elle avait été vite suivie par toi qui se jetait dans ses bras pour le serrer comme si ta vie en dépendait.
Oh, et bien sûr que Leon ne manque pas de phaser, évidemment. Tu ne sais plus depuis combien de temps tu n’as pas vu sa frimousse ensoleillée, lui, ce petit bout de soleil dont tu as tenu la main depuis ton enfance. Mais tu sais que… T’aurais dû revenir plus tôt. Que t’aurais dû être là quand… Son nom te reste bloqué dans la gorge. Et lorsque Leon t’attrape par tes vêtements et manque de te faire te crasher la figure la première au sol, tu sais. Tu sais que c’est lui. Ce petit bout d’homme avec bien plus de force que le monde entier ne voudrait le croire. Et puis vient-
La douleur est vive, nette, tu sens parfaitement ta joue te brûler, puis te piquer, et t’en as presque les larmes aux yeux sous l’impact. Tu ramènes ta main contre ta figure meurtrie et tu baisses les yeux. Est-ce qu’il t’en veut tant que ça ? En même temps, tu n’as rien fait pour mériter son pardon.
« Leon, j’suis d- »
Le poids de l’autre rouquin s’écrasant brusquement contre toi manque de te déséquilibrer, mais tu retrouves tes appuis, referme ton bras libre autour de sa taille, puis dans un mouvement vieux de ce qui te semble être toute une vie, tu profites de son élan pour le soulever et l’écraser contre ton torse, enfouir ton visage contre ses cheveux. C’est lui. C’est l’odeur de ton enfance. C’est la sensation, éternelle, de quelqu’un qui vous aime et ne vous rejettera pas. Et ça s’entend dans ta voix, que quelque chose se brise ou s’éraille, quand tu refermes ton second bras autour de lui et l’étreint à lui en faire mal. Ou à t’en faire mal à toi-même, en réalité.
« Putain, j’suis tellement désolé. J’suis là. J’t’ai pas- »
Abandonné.
Ton cœur se serre et les larmes te brûleraient presque les yeux. Tu soupires à peine et murmure, tout bas, la voix serrée, un secret de toi à lui.
« J’suis revenu. Pardon de t’avoir laissé seul face à tout ça. J’suis là Leon. J’suis là. J’vais me rattraper. Tu pourras me claquer tant que tu veux, mais j’m’en vais plus. »
Pardonne-moi, voudrais-tu lui murmurer. Mais tu n’en as pas encore la force.
Slowly
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