1138 commençait à connaître l’itinéraire entre son district et le quartier central, ce jour-là il s’y rendait pour une livraison. Cela pouvait être considéré comme un écart vis-à-vis de sa fiche de poste, en étant gardien d’immeuble il était sensé rester au niveau zéro du nomadisme professionnel. Qu’importe, sur ce coup il se croyait couvert car le destinataire de son colis était une célébrité.

A vrai dire, 1138 ne savait pas de qu’il s’agissait. Chaque mois il déposait un colis à l’accueil du siège du Conseil, et repartait sans s’attarder. Le mode opératoire était toujours le même, d’abord il recevait un message généré automatiquement par un assistant personnel virtuel. Le message était une commande pour un cageot de fruits et légumes frais, ainsi qu’une bouteille de son alcool maison. Le gardien aurait sans doute ignoré le message importun s’il n’y avait pas eu ce dernier élément qui le laissa stupéfait et fort embarrassé. Avec l’amertume de celui qui se fait piéger, il s’était résigné à livrer un premier cageot, puis deux, puis régulièrement plusieurs mois durant.

Lors de ses trajets, il ressassait les mêmes questions : comment une personne qu’il n’avait jamais rencontré pouvait savoir qu’il distillait clandestinement de l’alcool pour sa consommation personnelle ? qui pouvait être ainsi capable de percer son anonymat de pénitent ? Cette attitude pensive ne lui ressemblait pas du tout, où plus justement elle montrait à 1138 une facette de lui-même qu’il se refusait d’accepter. Les simples comme lui, les imbéciles, les sots, les benêts, les trouduc, les nigauds, les badauds, les déroutés, cette piètre image d’eux-même n’était-elle pas le prix pour une vie affranchie des incertitudes ? L’idiotie n’avait-elle plus cette vertu de balayer sans effort les doutes rampants qui tapissent nos âmes ?  Il n’était pas inquiet pour son sort, et ne craignait pas quelque chantage extérieur. Son souhait était que ces questions cessent au plus vite et le laissent tranquille.

Arrivé devant le siège, 1138 prend la grande porte, ignorant l’existence de l’entrée dédiée aux livraisons située à l’arrière du bâtiment. Il n’avait pas été affecté pour faire ce métier, ne pas respecter le circuit classique était une stratégie contre-intuitive mais finalement plus prudente. Il s’avance vers l’accueil avec l’intention de ne pas traîner dans ce nid de serpents qu’est le Conseil.

C’est à cet instant qu’un type lui passe devant. Pas question de s’éterniser, 1138 ne sait pas faire taire cet instinct qui le presse à repartir. Il insiste donc, pose nerveusement son cageot sur le comptoir et  place un léger mais présent coup de coude à l’arriviste qui lui avait grillé sa place.

La journée avait été étrangement longue. Les secondes semblaient figer, les minutes s’étirer et les heures… n’en parlons pas. Peut-être parce qu’il avait été trop productif ? Ou qu’il était tout simplement un brin plus fatigué que d’ordinaire, il avait oublié de laisser la fenêtre ouverte cette nuit et la chaleur de la chambre était devenu insupportable. Il s’était réveillé en sueur une bonne heure avant son réveil habituel et n’avait pas réussi à refermer l’œil de la nuit. Tant pis. Il s’était levé et avait essayé d’avancer ses dossiers de son appartement, attendant qu’il soit temps pour lui de partir pour le travail comme à son habitude. Ça devait être ça. Et puis non seulement il avait mal dormi, mais il réalisait que son réfrigérateur commençait à être plutôt vide et peu intéressante… heureusement que la commande qu’il avait passée était dû pour aujourd’hui.

Cela faisait un bon moment qu’il avait commencé à demander des aliments frais pour qu’il puisse cuisiner lui-même, n’ayant jamais réellement apprécié le service de nourriture « déjà préparé » par le gouvernement. Oh, pas que c’était mauvais à ce point… mais monsieur avait la bouche fine. Qui l’eût cru. Pendant un temps, les commandes se faisaient livré à son domicile directement, mais lorsque sa journée devait se faire plus longue, il n’était pas évident de s’assurer que la commande arrive à bon port. Il avait donc changé la trajectoire de la livraison pour la faire livrer presque directement à lui, au siège, près de la compagnie. Cela pouvait paraître risqué, surtout sachant qu’il y avait régulièrement une petite bouteille d’alcool bien discrète glissée dans celle-ci. Pourtant… personne n’avait jamais osé lui demander d’ouvrir la boîte, de vérifier son contenu. Parce que c’était Ezra, heh. Et puis ce n’était qu’une toute petite bouteille. Comment il avait découvert cet alcool était un secret, mais l’avantage de savoir qui en était responsable le mettait en sécurité dans un sens. Parce que… « si je coules, tu coules avec moi », non ? Bon, il n’avait aucune crainte à avoir, il s’en fichait un peu en fait. Ça ne faisait pas de mal à personne de toute façon et il n’avait pas l’intention de piéger qui que ce soit.

Fermant ses dossiers, levant ses yeux pairs qui tiraient maintenant sur le gris plutôt que leur vert habituel, il réalisa qu’il était bientôt l’heure de la réception de ses merveilleux aliments. Ah, enfin! Attrapant sa veste, Ezra quitta enfin son bureau, prêt à partir pour la journée. Fermant le bureau à clé derrière lui, il entreprit sa marche en destination du siège, à l’accueil plus précisément. Il n’avait jamais vraiment croisé la personne qui livrait ses provisions, l’ayant peut-être aperçu de dos une ou deux fois, pas plus. À vrai dire, il n’y avait pas porté attention plus qu’il ne le faut… et à vrai dire encore une fois, ce n’était pas un détail important dont il souhaitait vraiment se souvenir. Ezra était Ezra. Se perdant un peu dans sa bulle en chemin, il arriva enfin à destination. Son regard se posa sur le comptoir plus loin, rien. Ah, peut-être qu’il était arrivé avant la personne qui s’occupait de la livraison ? Hm. Il n’avait pas le choix d’attendre un peu.

Sortant son téléphone, il se mit à défiler dans ses courriels pour passer le temps sans vraiment regarder autour de lui, ne réalisant pas l’arrivé d’un jeune homme portant la boîte, ne réalisant pas qu’il venait de le dépasser pour atteindre le comptoir. Ne réalisant surtout pas son malaise et son envie de repartir aussi vite. En fait, il ne leva les yeux que sur lui alors qu’il sentit un coude contre son bras, un peu surpris de ce contact de la part de l’inconnu. Mais qui donc ? Qui donc se sentait assez familier pour lui donner un coup de coude ? Heureusement qu’il n’en était pas offensé. Le toisant toutefois légèrement en silence, son regard s’accrocha au sien de manière presque involontairement intimidante avant glisser ses pupilles sur la boîte que le jeune homme venait de poser sur le comptoir. Oh. Glissant son téléphone dans sa poche, il se tourna pour lui faire face, veste rejetée sur son épaule, appuyant un coude sur le comptoir dans toute sa nonchalance habituelle et ce visage de marbre.


"Je crois que c’est pour moi."

Le fixant, c’était un peu la même impression que de passer au scan. Comme s’il scrutait chaque racoin, chaque parcelle de lui de ses yeux illisibles. Baissant les yeux, il remarqua presque aussitôt… les traces de terres au sol. Qui salissait le marbre. Ah, et sur les mains aussi, un peu de terre sous les doigts qui tenaient la boîte, sans doute à cause de la boîte justement. De la saleté. Un petit haussement de sourcils, une micro-réaction sur ce visage beaucoup trop paisible alors qu’il relevait les yeux sur l’inconnu, laissant ce silence presque trop lourd s'installer. Pas le moindre du monde mal à l'aise.



Edith Piaf mdr
@05-M-1138  

Pour l’évacuation express c’était rapé. Le type se retourne et le jauge. 1138 tenta de se rappeler si son coup de coude avait été intentionnel ou non, honnêtement il en savait rien.

Tout chez cet homme montrait sa volonté d’incarner une supériorité. Celle-ci était feinte par son costume formel aux détails recherchés, qu’il portait avec les épaules détendues, une allure détachée, le regard courtois mais teinté de désintérêt. Manifestement, cet individu ne touchait plus terre depuis un long moment. Seuls ses sourcils relevés, presque imperceptiblement, semblait le raccrocher à la conversation qu’il avait lui même débuté.

Quand il lui adressa la parole, 1138 sentit que la situation était sur le point d’échapper à son contrôle. Alors il improvisa.

“ C’est vous la star ? Je vous imaginais pas du tout comme ça. Vous faites plus jeune, ah j’ai le même souci vous savez.”

Pendant qu'il se grattait l'arrière du crâne, le regard de son interlocuteur s’était planté dans le sol depuis quelques secondes. De la terre s’était échappé de son paquetage rustique. Par habitude sans doute,  il n’ y avait pas du tout prêté attention. Et il en avait aussi sur ses mains dis donc.  Spontanément, il meubla le silence qui s'installait. La retenue  et la propreté c'est bien pour les personnes chic et distinguées, pas pour lui.

“ C’est la première fois que vous voyez de la vraie terre ? ça vous fait de l’effet en tout cas, la nature vous prends au tripes z’êtes tout pâlot ! ”

1138 avait son avis personnel quant aux résidents du quartier central. Vivre dans un bloc carré, à l’intérieur d’un building carré, aux fenêtres carrées, le sol pavé de carrés de carrelage ou de marbre, tu virais soit maniaque ,soit insomniaque, voire les deux. Tout doit être carré, tu finis par les compter pour t'endormir, ça devient insidieusement un composant vital de ton existence. Les carrés, ça te bouffe un homme, pensait-il. Toutefois, 1138 devait reconnaître qu’il avait devant lui un type différent des autres. Il tenta un compliment.

“J'voulais vous dire une chose, c’est très bien de soutenir les petits immeubles en permaculture du 5. La nourriture c’est pas un truc magique, tout le monde l’a oublié ! Qui dans ce district peut affirmer avoir a déjà regardé en face une échalote, droit dans les yeux ? Eh bien vous, si. Votre mère serait fière de vous tiens.”

Le gardien retrouvait un peu d’aisance en se livrant à ce jeu d’improvisation. Les interrogations nombreuses qu’il se posait sur ces livraisons commençaient à lui courir. Il avait envie de se soulager, que ça sorte qu’importe la manière. Faire le sot, voilà un angle d’attaque à sa portée.

“ Attendez je vais vous reconnaître… vous faites de la télé ? Non vous êtes trop bien habillé, vous faites de la politique pour vous payer des chaussures pareilles. La seule fois que j’ai vu des pompes aussi lustrées c’était un agent secret du gouvernement. Je vous assure ! Alala… je vous remets pas c’est dingue ça quand même. ”

Si sa journée avait bien longue jusqu’à ce moment, cette rencontre allait définitivement faire une différence. À savoir si ça allait être plus positif que non. Mais pour le moment, il ne pouvait mentir… le personnage était plutôt curieux. Ezra c’était attendu à un bref échange, à un hochement de tête tout simple pour qu’ils repartent chacun dans leur direction originale… et bah non, si sa perplexité n’était pas déjà réveillée, elle venait de le faire à l’instant alors que le gardien ouvrit enfin la bouche. La… la quoi ? La star ? On l’avait pris pour bien des choses, mais la star ? Ça lui donnait presque envie de rire. Ne relevant pas tout de suite la question - en fait, en était-ce vraiment une ? -, il n’eut pas le temps que son interlocuteur avait intercepté ce regard peu discret que le blond avait jeté à ses bottes, à la terre sous celles-ci, sur ses mains… Oh. Oups. Tant pis pour la discrétion.

Un micro-sourire en coin s’étira sur ses lèvres alors qu’il décida de laisser le flot de paroles couler à fond. Il venait de piquer sa curiosité et franchement, ça l’amusait… un peu. Par en dedans. Et puis, c’était toujours un peu drôle de connaître les assomptions des gens à son égard, non ? Ce n’était pas parce que ça lui passait dix pieds par-dessus la tête qu’il n’était pas curieux de savoir. Son coude toujours appuyé sur le comptoir, criant la nonchalance absolu… il avait l’air un peu trop décontracté pour quelqu’un travaillant dans le centre. Presque comme s’il essayait de le leurrer, de le faire tomber dans un piège… ce qui n’était évidemment pas le cas. Un piège de quoi ? Ce n’était pas parce qu’il faisait partie du conseil que cela faisait automatiquement de lui une figure à craindre qui, en un claquement de doigts, vous enverrais en bannissement parce que vous parlez trop. C’était ce que bien des gens pensaient… même s’il s’en battait les couilles, ils pouvaient bien penser ce qu’ils voulaient, heh.

Et puis Ezra travaillait peut-être au centre, mais il n’y vivait pas. Oh, on lui avait bien offert la possibilité d’y habité il y a bien longtemps, mais l’idée d’être trop près du boulot ne lui plaisait pas plus qu’il ne le faut. Il préférait pouvoir prendre l’air, d’y jogger de bon matin et de profiter d’un autre décor en soirée. Bon, ce n’était pas les vergers ou de grands champs, mais c’était déjà ça. Pourquoi s’embêter à changer de place si ce que l’on a nous convient déjà ? Il n’avait peut-être pas l’air de prendre l’air, comme le supposait le gardien, il n’avait seulement pas la chance d’être exposé aussi souvent aux lumières UV des serres par exemple. La fin du récit arriva, faisant sortir Ezra de sa torpeur alors qu’il continuait de dévisager le gardien. Il avait beaucoup parlé, et le blond avait peu réagit encore une fois. Un peu comme une petite abeille extatique d’avoir trouvé une fleur seule dans un champ. Le silence se réinstalla, mais ne se fit pas trop confortable puisqu’Ezra se décida enfin à répondre.

"Non."

Ce simple mot qui franchit ses lèvres, qui sembla laisser croire qu’il n’allait rien rajouter et laisser la discussion tomber à plat. Brisant tous les mythes, le grand blond ouvrit la bouche de nouveau et poursuivit d’un ton aussi neutre comme d’habitude :

"Ce n’est pas la première fois que je vois de la terre. Je la préfère seulement dans les vergers, les potagers et dans les serres."

Il repensa à ses derniers mots. De la télé ? Ah, il était bien passé à l’écran quelque fois pour représenter la compagnie et répondre à quelques entrevues, mais sans plus. Ce n’était pas quelque chose qui l’intéressait plus que ça. Par contre il n’était pas rare de voir son visage apparaître sur les panneaux ici et là, dans les districts, pour promouvoir Lovebees. Sans doute que le jeune homme les avait remarqués mais qu’il ne les replaçait pas dans sa tête. Tant pis ~. Il aurait très bien pu laisser la conversation se terminer ainsi, une fois de plus, rien n’ajouter. Prendre sa boîte et partir… Mais puisqu’il rencontrait enfin le livreur en titre de ses produits frais, autant lui accorder quelques minutes. Non ?

"Ezra. PDG de Lovebees Industry. À qui ai-je l’honneur ?"

Ouf… question poliment dangereuse ? Hm. Il voulait voir si le gardien allait ouvrir la bouche de nouveau, s’il allait accepter de révéler une partie de son identité malgré tout.



@05-M-1138

Il ricanait intérieurement. Sans pouvoir le déceler sur son visage, 1138 en était pourtant persuadé. Sa question absurde du terreau avait piqué la fierté de son interlocuteur sans en avoir l’air, sous l’apparence de l’absurde. On dirait pas, mais capter une microseconde d’attention à ces messieurs condescendants et désabusés du centre, ça demande du talent. Ou aimer passer pour un con, c’est selon. Et victoire, ce type à l’allure sartoriale lui répond. Sur plusieurs points en plus. “Il m’a pas tendu sa carte, faut pas rêver” pensa le gardien.

“ Je suis Al, fondateur de la Deliveronze Company, livraisons en excellente condition et sous conditions. ”

De quelles conditions parlait-il ? C’était peu important à côté du risque d’être pris en défaut de répartie. 1138 tranchait très vite ce genre de dilemme, il ne perdait pas une occasion de dire n’importe quoi, n’importe comment. C’est une façon comme une autre de passer le temps. En l’occurrence, si ce mec n’en savait pas déjà long sur lui, 1138 ne perdrait pas son temps à faire un travail pour lequel il n’est pas rémunéré. Avec de la patience, il finira par découvrir qui l’a balancé.

“ Lovebees industry, vous êtes ce messager de l’amour, la gloire et la beauté. ” souria t-il. “C’est quand même incroyable que vous ayez pu inventer votre propre métier ici bas, jvous tire mon chapeau. ” Qu’il y croit ou non, c’était une phrase sincère, marque de respect d’un petit faquin envers un grand arnaqueur. Si grand qu’il ne devait plus se considérer comme tel d’ailleurs.

Le plus important dans ce charabia, c’était une seule chose finalement. Ezra n’avait pas remarqué le minuscule lombric qui s’était aventuré jusqu’à la cassure de cheville du bas gauche de son impeccable pantalon.

“ S’il vous manquait quoi que ce soit, vous savez comment contacter notre SAV. ” s'amusa 1138, avant de tourner les talons. Son instinct savait lui dire quand une blague devait s’arrêter, dès lors que la situation lui permettait de décider quand se retirer. Qui ne tente rien...

Un faible rictus intérieur lui fit plier le coin de sa bouche. Ah. C’est bien ce qu’il pensait. Il n’avait pas l’intention de lui dévoiler son identité, préférant de nouveau le ton de la plaisanterie, ce qui n’était pas vraiment surprenant. S’il ne voulait pas lui dire son nom, son matricule, cela n’en tenait qu’à lui alors. S’il préférait jouer ce petit jeu d’anguille et se faufiler entre les roches qu’étaient ces flots de paroles absurdes en guise bouclier, ce n’est pas Ezra qui allait chercher à le coincer. Se préparer à saisir le précieux colis d’aliments sous son aile, il suivit des yeux en coin le gardien qui poursuivit dans sa lancée de mots.

La blague s’étira, alors que le sujet déviait sur sa profession, celui-ci allant même jusqu’à dire « messager de l’amour, la gloire et la beauté ». S’il tentait de lui lancer des fleurs, c’était une étrange tentative. Si seulement Ezra avait pu entendre les pensées de son interlocuteur. Arnaqueur de l’amour. Oui, dans un sens. Arnaqueur qui vendait l’espoir de trouver son âme-sœur dans ce monde impitoyable. Dans ce monde que bien des gens trouvaient injustes, tandis que d’autres comme lui, restaient à leur place. Et qu’ils s’en fichaient. Toutefois l’amour n’était pas anéanti. Difficile, oui. C’était un fait, mais pas impossible. S’il ne perçu pas la marque de respect, le grand blond ne s’en soucia pas le moindre du monde, son esprit s’attardant surtout sur la fin de sa phrase. Incroyable était un bien grand mot. Il n’avait que saisi l’opportunité que l’on lui avait offert, humblement. Et il avait bâti cette entreprise en travaillant aussi fort que ceux qui passent leur journée dans les serres, dans les vergers, dans les usines parmi tous les districts. C’était une manière différente de voir les choses, mais il pouvait bien croire ce qu’il voulait.

La conversation sembla prendre fin, alors que le gardien lui fit part de ses derniers mots sur une sorte de plaisanteries de nouveau, souhaitant vraisemblablement disparaître du centre le plus rapidement possible. Si le petit lombric avait échappé à l’attention du PDG, ce n’était définitivement pas le certain malaise que le gardien émettait qui y était arrivé. Celui-ci tourna les talons sans que le blond ne le retienne, se décidant à remettre son veston pour transporter la boîte plus aisément. C’est en l’enfilant que son regard se glissa au sol, remarquant d’un grand frisson de dégoût le ver se dandiner sur le plancher, si près de sa chaussure. Plissant les yeux avec dédain, il fit un pas sur le côté pour s’éloigner de la minuscule créature, le regard vert passa de sa luisance jusqu’aux petits morceaux de terre qui se faufilait sur le sol jusqu’aux semelles de chaussures du gardien.

"Un instant."

La voix du blond trancha légèrement. Ah non. Quand on fait une saleté, on ramasse sa saleté. Tournant la tête vers l’interpellé, si le ton d’Ezra était devenu un peu plus autoritaire, son visage lui était toujours autant de marbre.

"Je crois que vous avez oublié un détail."

Pointe le sol du doigt sans le quitter des yeux, loin de plaisanter, sans toutefois hausser le ton.

"Ce serait dommage que quelqu’un tombe sur cette terre et remonte jusqu’à vous. Il y a une serpillère dans le placard au fond."

Il lui désigna une porte un peu plus loin d’un mouvement de menton. Croire qu’il s’agissait de menaces était une grande erreur, ayant balancé ses mots avec la plus grande nonchalance du monde. Après tout, ce n’était pas lui qui mettait de la terre partout. Et puisqu’il ne semblait pas vouloir lui dévoiler sa véritable identité, il se doutait bien que c’était la dernière chose qu’il souhaitait, se faire pister. Disons plutôt qu’il s’agissait d’un conseil, en quelque sorte, pour qu’il évite un moment fâcheux.


@05-M-1138

Après avoir fait bide sur bide, le gardien avait déjà quitté le navire que devenait cette discussion à la dérive, de plus en plus dangereuse pour lui. Alors qu’il tentait une sortie de scène, le type retrouve subitement sa langue et l’interpelle.

Sans soupçonner ce qu’il allait lui dire, 1138 se tourna à nouveau vers l'homme en costume dont l’attitude était restée parfaitement placide. Avait-il oublié quelque chose ? Absolument pas, il ne possède rien qu’il puisse oublier, ça appartient toujours aux autres dans cette ville.

La réaction du PDG lui laissa une impression floue entre le conseil d’ami et le mépris inconscient qu’adopte un vieil oncle face à un jeune homme. Que ce type n’ait pas l’habitude de la proximité usuelle aux prestations non virtuelles, c’était ok. Qu’il le prenne pour un jeune homme, alors que 1138 avait explicitement fait une vanne pour resituer qu’il n’était plus si jeune, franchement ça commençait à le bouffer.

Ne faut-il pas être déjà vieux pour avoir accepté que passer pour un sot ne mérite pas que l’on s’inquiète pour soi? Le gardien était un homme d’expérience, qui avait appris à faire avec un travail non gratifiant et lourdement pénible, où l’effort n’était pas relégué à un loisir en salle. Il ne demandait pas beaucoup de respect. Il acceptait de passer pour un idiot. Pas beaucoup, mais pas zéro.

On dit parfois que la fierté est mal placée, et il est vrai que l’on peut choisir consciemment, au moins en partie, où l’on place notre fierté. Pour Alim, le mot effort renfermait une part de son estime de lui-même, durement acquise avec son vécu personnel. Il ne pouvait donc pas se faire voler ce mot sans réagir, qui plus est par un homme qui possédait tout grâce au travail de subordonnés.

Pour en revenir à la situation, quand cette “espèce de” lui “conseille de” chercher une serpillière dans un placard, 1138 est d’abord sidéré. Comme lors d’une rencontre extraterrestre. A force de ne plus toucher le sol, ce mec avait donc quitté l’espèce humaine. Tout devenait clair. Seuls les brillants esprits pouvaient toucher l’espoir d’une communication imperceptible avec cette forme de vie supérieure. Alim s’en foutait désormais. Quelle chute. Les apparences, la livraison. Quelle dégringolade. La discrétion, sa sécurité. A quoi bon si c’est pour se faire nier sa dignité ?

Court-circuitant son cerveau, ses jambes détalèrent en direction de la grande entrée du hall. Les miliciens postés là restèrent interdits pendant une seconde, ne saisissant pas ce qu’il se passait. Ce fut suffisant pour que le gardien soit sorti du bâtiment. Dans sa course effrénée, il entendait à ses trousses des sons, sans les comprendre. Les rues lisses et ordonnées du quartier central facilitaient la progression de sa fuite en avant, tout en lui rendant impossible de trouver le moindre angle mort. L’effort, jusqu’à l’épuisement.

Il vrai qu’Ezra n’avait pas vraiment pris le temps de réaliser que l’homme devant lui n’était pas si jeune que ça en fait, mais c’était tout à fait dans ses cordes de faire abstraction de ce détail et de poursuivre sa lancée. N’ayant aucune idée que ses allusions commençaient à faire bouillir le gardien de l’intérieur, il avait ouvert la bouche pour l’interpeller de nouveau. Pour lui suggérer de façon quelque peu catégorique qu’il devrait nettoyer la terre qu’il avait emmené avec lui sur ses chaussures avant de quitter les lieux immaculés. Du moins, comme ils étaient avant son arrivé.  

Est-ce que sa proposition eu l’effet escompté ?
Non, pas du tout.

Alors qu’il s’attendait à ce qu’il aille chercher ladite serpillère, qu’il la ramène pour ramasser les petites saletés ici et là comme l’on fait en général – du moins, comme le maniaque de la propreté qu’il était – sans se demander le moindre du monde si son approche avait été la bonne avec le gardien… Celui-ci changea les plans de nettoyage de la tête d’Ezra sans crier gare. Interdit, le blond le regarda détaler comme un lapin. Les sourcils légèrement haussés sous la surprise, Ezra resta immobile comme un con, tout seul dans le hall. Mais… qu’est-ce qu’il avait dit ?? Il avait peur des serpillères, peut-être ? Ou peut-être qu’il n’avait pas l’habitude de nettoyer et de la propreté ?

Soupirant, le blond retrouva son implacable visage de marbre pour repousser la boîte sur le comptoir et retroussa ses manches. Alors que le gardien courait à l’extérieur sous les regards curieux des gens qu’ils croisaient, le PDG alla chercher lui-même la serpillère dans le placard. Puisque 1138 refusait de le faire, il n’allait quand même pas laisser toute cette terre au sol. Alors qu’il prenait le sceau, il en oublia presque cette étrange altercation, se concentrant sur l’unique tâche qui le titillait plus que n’importe quoi d’autre. Des gens se mirent à passer dans le hall, des employés qui avaient terminés, posant leurs regards surpris sur Ezra qui s’était mis en mode cendrillon et qui n’en avait vraisemblablement rien à faire. Tout il n’en avait rien à faire que le gardien soit en train de mourir d’une attaque de cœur d’essoufflement plus loin, qu’il se soit enfui sans lui donner la chance de comprendre ce qu’il avait derrière la tête. Le blond termina le nettoyage et rangea la serpillère et le sceau là où il les avait trouvés, sous l’œil médusé des miliciens qui venaient d’entrer pour s’assurer que tout était sous contrôle suite au départ précipité du gardien. Les ignorant, il attrapa enfin sa boîte sous son bras et se dirigea vers la sortie sans demander son reste.

Tant pis.


@05-M-1138
Je crois que c'est la fin ?