Ah qu'il fait beau, qu'il fait bon, qu'il fait doux sur la ville ! Ce serait bête de rester à l'ombre, de ne pas profiter de ce soleil ! Le temps est après tout trop clément pour vivre caché ! Alors tant pis la prudence, tant pis les caméras, tant pis la milice, tant pis tout le monde, Chouchou s'extirpe de son trou, de sa tanière, de sa cachette un peu trop tôt, un peu trop hâtivement. Les rues sont encore remplies, les pénitents rentrent chez eux là où lui sort de chez lui. Certains lui jettent des regards curieux, d'autres affolés. Il n'a pas l'air d'être ici, d'être du système ce petit raton des hangars. Oh il ne fait pas pour autant le fier, non, il longe encore les murs, prend les petites ruelles, essaye de se faufiler dans les angles morts des caméras et puis il marche vite, si vite, il file même, tout droit vers le quatrième district.
Comme il est tôt il espère qu'il répondra cette fois. Mais une fois devant l'immeuble, force est de constater qu'il soit 17, 18, 20, 23 ou 2h, le silence est toujours le même. Pas de gros, pas de pâtes, pas de vêtements secs. Il a rodé autour du bâtiment, se disant qu'avec un peu de chance il pourrait l'intercepter à la sortie de son travail. C'est qu'il a l'air d'avoir la même routine que tout le monde. Mais non. Gros n'était pas là. Gros n'est plus jamais là.

Par dépit, Chouchou se rabat sur les poubelles. Elles sont encore vides à cet instant du jour : les gens sont absents dans la journée, personne n'est là pour jeter ses déchets. Alors la benne lui parait tristement creuse et soudainement odorante.

_Y'a pas de pâtes. A-t-il constaté en refermant le couvercle.

Tant qu'à faire, il s'en va vers l'immeuble d'à côté. Peut-être que Gros a juste déménagé. Peut-être qu'il lui laisse encore des barquettes pleines. Ou un indice caché dans les sacs noirs, un petit message du style « désolé j'ai peur de me faire choper, mais je vous ai trouvé sacrément beau dans votre manteau en benne plastifiée ». En fait c'est simple, il lui suffit juste de trouver le gratte-ciel aux poubelles pleines de pâtes pour retrouver Gros. Ça va être un travail de longue haleine de fouiller toutes les poubelles, mais ce n'est pas comme s'il avait quelque chose d'autre à faire. Il reviendra tous les jours s'il le faut et fera toutes les poubelles quitte à finir dans le district d'à côté.

Seulement ce soir-là, cette benne-là est un peu trop profonde à son goût et il lui semble voir un truc qui brille tout au fond. Il se penche sous le couvercle, ses pieds décollent, il tend les bras et PATATRA ! Dans un bruit énorme, Chouchou se fait avaler la tête la première par la poubelle. Il en a même perdu une chaussure.

Sonné, il se recroqueville dans l'estomac de la bête à ordures en entendant des bruits de pas venant de l'extérieur. Manquerait plus que ce soit un milicien un peu trop zélé. Sa main se serre autour d'une bouteille en verre échouée à ses côtés. Une chance que quelqu'un n'ait pas pensé à recycler...

Prendre la boite, mettre l’étiquette sur la boite, faire glisser la boite en direction du carton, prendre une nouvelle boite, mettre une étiquette sur cette nouvelle boite, puis la faire glisser, elle aussi, en direction du carton. Un geste répétitif, assuré par l’habitude, cette habitude qui permettait à l’ouvrir de laisser son esprit vagabonder un peu. Penser aux différentes personnes qu’il avait croisées ces derniers jours, en allant au travail, en en revenant. Penser à ce qu’il allait pouvoir manger ce soir, lorsqu’il rentrerait. Peut-être aurait-il besoin de faire un brin de ménage. Il fallait aussi qu’il songe à trouver un nouveau récipient pour Ça, il n’en était pas sûr, mais son instinct lui disait que celui-ci était dans quelque chose de trop petit. Un instant il songea qu’il pourrait, peut-être, récupérer une barquette, une fois vidée ça pourrait faire un pot convenable. Il en était à ce niveau de pensées, lorsque la sonnerie annonçant la fin de la journée se fit entendre, le replongeant aussitôt dans la réalité du moment. Un coup d’œil en direction des divers cartons qu’il avait rempli. Ceux-ci allaient être emmenés pour les livraisons, s’il prenait le temps de compter, est-ce qu’il aurait atteint le minimum requis pour la journée ? Un pli un peu soucieux barra son front, l’espace d’un instant, avant qu’il ne chasse cette pensée tout en rejoignant le flot des employés qui quittaient les lieux. C’était là les mêmes visages, tous les jours, le matin lorsqu’ils arrivaient et le soir lorsqu’ils repartaient, pourtant, aussi loin qu’il se souvienne, Letty n’avait pas échangé plus de deux ou trois mots avec eux, durant ses heures de travail. Il n’était pas là pour ça de toute manière.

Lorsqu’il rejoignit l’extérieur, le soleil était toujours présent et il prit quelques minutes pour en profiter, il avait le temps avant de rentrer s’enfermer dans son appartement. Il laissa ses pas le guider, il pouvait prendre un autre chemin que l’habituel pour arriver chez lui, oui, c’est ce qu’il allait faire. C’était même une excellente idée. Ça lui permettrait, en plus, de voir d’autres personnes, de pouvoir les observer un peu, voir qui n’était plus tout à fait le même que la veille, ou d’imaginer un peu ce qu’ils faisaient, où ils allaient. Une façon comme une autre de satisfaire sa curiosité, lorsqu’il n’avait pas d’autres possibilités de le faire. Puis de toute manière, ça ne lui prendrait que quelques minutes de plus pour être chez lui. Quelques minutes dont il pouvait tout à fait disposer, il en avait le droit. Une toute petite voix lui souffla que ce n’était le droit qui guidait ses pas en cet instant, mais plutôt le besoin. La nuance restait infime dans l’esprit de Letty, pourtant elle était bien présente. Et si ses pas le menèrent, d’abord, près du parc du district eh bien, c’était tout à fait un hasard, ça n’avait aucun rapport avec son envie de couleurs et de verdure. Mais au bout d’un moment, il fallait bien rentrer alors, à nouveau, il laissa ses pas le guider en direction de son immeuble. La tête toujours dans les nuages, il passait devant l’une des ruelles abritant les locaux à poubelles lorsque le retour à la réalité se matérialisa par un fracas soudain. Il sursauta, son cœur se mettant à battre la chamade, avant de tourner son attention vers l’origine du bruit. Il n’était plus très loin de chez lui, il pouvait tout à fait faire comme s’il n’avait rien entendu et rentrer, mais il pouvait aussi laisser sa curiosité être la plus forte et se diriger vers le bruit. Avant qu’il en ait réellement conscience, il se trouvait à quelques distances de poubelles, celles-ci clairement visibles devant lui, leurs silhouettes imposantes semblables à des monstres. Il n’y avait personne. Du moins, c’est l’impression que ça lui donnait. Pourtant, son regard clair accrocha quelque chose au sol, et lorsqu’il s’approcha, prudent, il ne put que constater qu’il s’agissait d’une chaussure. Le fracas, la chaussure, le fracas… les sourcils se froncèrent alors qu’une image s’imposait doucement dans son esprit et, avec toujours autant de prudence, il tendit la main pour tenter de soulever le couvercle de la poubelle. Et resta clairement con devant la scène, le bras tendu, soutenant toujours ce même couvercle, mais les yeux fixés sur…

– L’habitant de la poubelle ?

Comme si les gens pouvaient vivre dans les poubelles, quelle remarque stupide… Il se racla la gorge, jetant un coup d’œil autour de lui, comme pour s’assurer que personne d’autre n’avait été attiré par le bruit, avant de reporter son attention sur l’inconnu.

– Vous voulez que je vous aide à sortir ?

Deux remarques stupides à deux minutes d’intervalle… Peut-être qu’il était temps de se taire ?

Il est prêt Chouchou, il est prêt à bondir de sa cachette l'arme au poing et les crocs dégainées, à se battre bec et ongles avant de se laisser chopper. N'est pas né le milicien qui mettra la muselière au raton. C'est qu'on ne survit pas aussi longtemps dans la clandestinité uniquement en fouillant les poubelles et en faisant les beaux yeux aux pénitents. Ce n'est pas évident à première vue, mais dans le bleu des iris de Chouchou se cache tout de même un océan de sauvagerie, un ras-de-marée qui s'éveille de temps à autres quand le danger gronde à l'horizon. Mais dans l'obscurité de la poubelle, personne ne peut voir cet air soudainement bien sombre et presque menaçant sur le visage du vagabond, cet air qui se dissipe presque aussitôt quand il tombe nez-à-nez avec une paire d'yeux verts. Des yeux très verts et très curieux.

_B'jour. Répond-il en battant des cils, un peu aveuglé par la lumière de l'extérieur et surtout pas encore certain à 100% de pouvoir faire confiance à ce type. C'est que certains miliciens sont vicieux, certains aiment se faire doux pour mieux essayer de lui tordre le cou. Il connait bien cette méthode. Hé bien c'est très embarrassant. C'est que d'habitude j'habite pas dans les poubelles. Les cartons, les hangars, les tunnels, les porches oui mais les poubelles ça non M'sieur. C'est un peu stupide d'admettre d'entrée de jeu qu'il n'a pas d'appartement comme les autres, c'est clairement confirmer qu'il ne fait pas partie du système mais en même temps, quel genre de pénitent se retrouverait-il avec un pied nu dans une poubelle ?

Chouchou se redresse à moitié, sortant juste la tête de son abri et scrutant les environs pour vérifier qu'ils sont bien seuls. S'apercevant que ce n'est pas un traquenard, il s'autorise à se relâcher et laisse tomber la bouteille avant de poser ses deux mains sur le rebord, toujours à demi-accroupi dans cette posture comique où seule sa tronche dépasse de la benne :

_J'veux bien que tu m'passes ma chaussure steuplait z'yeux verts. Est-ce que Gros avait les yeux verts comme ça aussi ? Il s'en souvient plus. Il se souvient de sa mine pale et morne et de ses cheveux tout noirs, encore plus que les siens.

Un détail chez l'inconnu attire cependant son attention et sans crier gare, Chouchou vient poser un doigt sur la drôle de marque qui vient orner sa paupière droite, là juste sous le sourcil. Ça existe maintenant les pénitents avec des cicatrices ? C'est un nouveau modèle c'est ça ?  

_C'est quoi ça ?

Le moins qu'on puisse dire c'est que s'il a de solides bases en notion de survie, en matière d'espace personnel ce n'est pas trop ça...