La période des examens le rend fou. La folie, c’est un truc qu’il connaît bien, parce que c’est de ça qu’il se fait traiter la majeure partie du temps. Il y croit pas. Mirai est pas si différent des autres. Il a juste du mal à s’associer aux autres. Du mal à se fondre dans la masse. C’est pour ça qu’il se cache généralement dans ses livres d’école, dans son écran d’ordinateur donné par le Conseil en gage de la qualité de son travail, pour l’inciter à bien faire les choses, à se surpasser. C’est ça qu’il essaye de faire tous les jours. Tous les jours il tente de faire mieux. De se donner un peu plus.

Mais le problème c’est qu’à si peu dormir, toujours plus faire de tutorat, rentrer de plus en plus tard – il a une dispense de l’école – il finit par parfois rentrer après la fermeture du réfectoire. Au début ça le dérangeait pas. Il se vengeait au petit-déjeuner. Sauf que parfois… Parfois il entend pas son réveil, ou il se dit qu’il préfère dormir vingt minutes de plus, tant pis le petit-déjeuner. C’est ça les révisions. Il se donne, donne tout ce qu’il a, vraiment. Mais il a l’impression que c’est pas assez. Parfois il restera des heures à fixer le vide, à pratiquement s’arracher les cheveux, persuadé qu’il existe une erreur dans ses calculs pourtant parfaits. Il aura beau demander à ses professeurs, personne ne verra rien de problématique.

« Respire mon garçon, ne vas pas te rendre malade avant les examens. »

Les examens. C’est la dernière sélection avant la dernière année. Seuls ceux avec les meilleurs résultats auront une chance d’accéder au cursus suivant. Et les meilleurs n’y auront pas accès. La rumeur court encore que l’année précédente, même le meilleur de la promotion n’a pas pu y accéder. On parle de quotas dans le District 12 pour se rassurer. Mais les bruits de couloir sont tout autre. La note n’était pas parfaite. Il avait suffi de deux simples erreurs de calcul. Deux erreurs de calcul pour rater son avenir.

L’idée noue le ventre de Mirai, il a du mal à respirer, courbé sur ses feuilles de calculs. Sur ses lignes de codage. Sur les indications au stylo rouge écrites de la main de ses enseignants. Il va pas y arriver. Il a peur. Il va se planter. Il y a une erreur, là, quelque part. Les humains ne la voient pas, mais les machines si. Et s’il se plante.. S’il se plante. S’il se plante il –

« 1200, l’école va fermer. Il faut rentrer maintenant. »

L’air ahuri, abruti par les lignes d’encre sur ses pages, il ramasse ses affaires en hochant la tête et fourrant le tout de façon quasi hasardeuse dans son sac. Il a la bouche sèche quand il passe les grilles et que le recteur de l’établissement lui souffle un simple « ne nous déçoit pas, 1200. ».

Peu importe combien il va déglutir, la bile n’a de cesses de refaire son chemin. L’anxiété le dépasse, le déborde, le noie, et il entre dans le pensionnat en courant, claquant la porte des premiers cabinets de toilettes qu’il trouve pour rendre le contenu pourtant bien vide de son estomac. Dans le silence, y’a que le bruit mouillé de sa respiration hachée, la détresse criante qu’il est sur le point de perdre pied. La porte s’ouvre et il appuie son dos à la porte, ferme le loquet en silence, écoute les rires de ses camarades à la pissotière, la main plaquée sur ses lèvres, tentant d’être silencieux.

Quand il remonte dans sa chambre, une ligne droite, il ferme sa porte à clé et reprend ses pages, les étalant sur le bureau. Ses mains sont encore trempées de l’eau glacée qu’il s’est aspergé sur la figure, et avec cette nervosité sans fin, il reprend ses études. Reprend sa peine et son labeur.

Il bat des cils, sous ses yeux s’étirent les lignes irrégulières de ses notes. La perspective ne colle pas. Sa joue est un peu humide. Et d’un coup il se redresse, des feuilles volant autour de lui. Il s’essuie la joue, il s’est endormi, il a bavé sur ses feuilles. L’horloge digitale indique qu’ils sont déjà le jour suivant. Qu’aujourd’hui, dans quelques heures, il est à la veille du premier examen et il n’est pas prêt. Il ne sera jamais prêt à temps. Il va se rater, il va se rater, il va se rater –

Sa respiration s’accroche dans sa gorge et il n’a pas le temps de réfléchir au couvre-feu. Pas le temps de percuter quand ses pas le font traverser le couloir précipitamment pour accéder aux salles d’eau de l’étage. Rien ne vient lorsqu’il tente de vomir, mais la douleur dans sa cage thoracique est réelle, son ventre crispé, les larmes brûlantes. Il va échouer. Il va échouer.

Il va échouer.

Sa première erreur a été de ne pas fermer la porte à clé. Dans ce genre d’environnement, encore plus lorsque l’on est comme Mirai – un élève peu apprécié – faire preuve d’un tel écart de vulnérabilité pouvait être fatal. Sa deuxième, c’est le fait d’avoir perdu ses repères. D’avoir abandonné ses sens en faveur de la douleur. Agenouillé sur le carrelage, la respiration haletante, y’a que ça qui compte, ça et le goûte de métal dans sa bouche. Une main vissée si fort dans le tissu de son uniforme qu’il n’a même pas changé qu’il réalisera sûrement au matin que sa tenue n’est pas présentable, pas acceptable.

Rien n’imprime dans sa tête, si ce n’est ce sentiment de suffoquer. Ce sentiment oppressant d’être prisonnier. Il se redresse en prenant appui sur le mur, titube et manque de se ramasser en passant la porte du cabinet. Ses jambes semblent vouloir refuser de le porter, mais tout brûle, tout nage, tout coule.

Ses cheveux rendus poisseux par la sueur collent à sa peau blafarde, accentuent les traits presque livides, la netteté avec laquelle ses joues encore pouponnes se sont amaigries, les larges lignes sombres cerclant ses yeux. Il fait peine à voir, presque pitié. Et tout ce qu’il sait Mirai, c’est qu’il a peur. Qu’il veut trouver le silence. Qu’il veut –

Il relève les yeux en entendant une voix, non. Sa voix. Il se fige, l’air désarticulé, presque irréel, surnaturel dans cet environnement si peu aseptisé. Il suffit d’un regard pour que la honte le brûle de l’intérieur. Pour que les regrets le prennent à la gorge et au cœur et qu’il ait le réflexe ridicule, pathétique et insensé de rebrousser chemin, claquant la porte du cabinet comme s’il pouvait faire disparaître cette illusion. Comme en plein cauchemar. Pas ici, pas maintenant, pas comme ça.

Sa respiration est fracassante dans le silence, presque à saturation, erratique, paniquée, et ses poings serrés sur le bois griffé de messages datant de générations et générations sont invisibles sous ses yeux rendus aveugles sous la panique. Fuis, fuis fuis. Fuis ou il verra ça. Ou il verra l’erreur qu’il est. Ou il verra l’échec.

Il n’a pas le droit de le décevoir. Il n’a le droit de décevoir personne. Et pourtant. Pourtant.

Combien de temps ça lui prend. Combien de temps ça lui prend de réaliser qu’il n’a pas d’autre alternative. Les sillons de ses larmes sont marqués sur ses joues, et ses sanglots silencieux ne font rien pour calmer la douleur qui le vrille en dedans. Il ne veut pas le décevoir. Ne veut pas perdre ça aussi. Ne veut pas le perdre lui. Ne veut pas perdre la seule chose bien qu’il soit parvenu à préserver depuis des mois.

Ca lui prend de longues secondes avant qu’il daigne ouvrir la porte, faire face à 0021, mais ne jamais croiser son regard. La mine basse, les épaules affaissées, ses doigts tremblants alors qu’ils essayent d’effacer les traces de ses larmes. Il n’a plus de voix, plus de mots, plus rien que ce gouffre de terreur qui essaye de l’avaler vivant.

Un sanglot secoue ses épaules et il fait ce qu’il a toujours fait, il vient timidement s’écraser contre le torse de Jasper. Vient chercher un réconfort qu’il ne mérite pas. S’il rate son examen, aujourd’hui sera son dernier jour. S’il rate son examen, il ne reverra plus jamais Jasper. S’il rate son examen…

Ses pleurs s’amplifient, et il vient enfin agripper la manche du surveillant, juste à l’ouverture, près de son poignet, il tremble, secoué par l’effroi et pleure, pleure à s’en crever le cœur.

« J-j-ai peur… J-Jasper j- j’veux pas- j’veux pas t’pe-perdre- »

Se prendre un mur aurait sûrement fait aussi mal. Et sur le coup, Mirai ne comprend pas. Comment ça c’est tout ? Pourquoi il soupire ? Pourquoi il comprend pas ? Il relâche presque automatiquement sa prise sur sa manche, comme s’il avait été trahi mais se force à essayer de l’écouter.

Encore une fois, ça prend quelques longues minutes et d’une respiration de ptit chien haletant, il semble retrouver quelque chose de plus humain. Y’a rien d’autres qui semble changer, si ce n’est ptet le fait qu’il a le cœur serré en prime, maintenant. Parce que Jasper veut même pas faire l’effort de comprendre combien ça compte pour lui. Mais il dit rien, essuie son visage avec la manche de son uniforme et souffle un pitoyable.

« Pardon. »

Il ravale ses erreurs, ses pensées et sa peine du mieux qu’il peut et il essaye de rationnaliser – sans succès –. Il peut pas passer pour un enfant. Faire front, ça va aller, personne aime une pleurnicheuse, surtout pas Jasper.

« J’j’voulais pas casser le couvre-feu. Désolé si j’t’ai réveillé. »

Mais il ne relève pas le visage, parce qu’il devine que jasper y verra quelque chose qui pourrait lui déplaire. Parce qu’il comprendra probablement pas que dans la tête de Mirai, il fait aussi tout ça pour lui. Parce qu’il a encore des rêves d’enfants, et que dans son monde idéal, réussir voulait aussi dire garder Jasper près de lui.

Oh. C’est plus fort que lui lorsqu’il relève les yeux en entendant ses excuses. Il peut pas s’en empêcher. Parce qu’il a été reconnu. Parce que sa peine, finalement, Jasper accepte de l’entendre, même s’il ne comprend pas. Et Mirai ne demande pas ça. N’a jamais demandé l’impossible. Mais être… validé ? Oui, validé. Qu’il comprenne que même si c’est trop, Mirai le fait parce qu’il en a besoin. Parce qu’il joue son avenir. Parce qu’il ne veut pas que les choses changent brutalement de leur trajectoire.

C’est idiot, le fait que ses nerfs lâchent et que ses épaules se secouent d’un rire silencieux. Que l’idée d’être au Conseil ne fasse aucun sens. Il finirait jamais là-bas, il en avait pas l’envergure. Il sait qu’Aden est entré très jeune au Conseil, mais Aden c’est Aden. Et ils pourraient tous dire ce qu’ils voulaient, Léandre avait un charisme incroyable. Mirai serait nul pour représenter le District 12. Et il s’attend à une remarque un peu vexante, mais il commence à rire tout doucement, fatigué, épuisé, mais soulagé d’avoir une autre façon de laisser filer sa nervosité que de se rendre malade.

Sauf que voilà. Jasper dit autre chose. Dit et sourit. Avoue, admet, lui retourne le cœur et le fait fondre. Et c’est là que toute possible incompréhension entre eux se volatilise. Parce que c’est Jasper devant lui. Que c’est ce mec brut de décoffrage qui le fait rêver depuis qu’il est arrivé au pensionnat. Parce que c’est l’homme qu’il a décidé d’aimer toute sa vie qui s’tient là devant lui, à essayer de le rassurer.

Ses bras se referment autour de Jasper dans une étreinte tremblante, mais il a aucun regret, aucune honte. Il frotte sa joue contre son torse et soupire doucement, retrouve le sourire, oublie les études, la peur, oublie un peu que sa vie est en jeu. Oublie un peu qu’il n’a pas le droit de faire ça.

« Merci. »

Merci d’avoir tenu ta promesse. Merci de pas avoir abandonné. Merci d’être comme ça, vrai, juste, honnête et parfait. Ses mains s’accrochent dans son dos et il se souvient qu’y’a des choses dans la vie qui valent aussi le coup d’être vécues. Que ça dure jusqu’à demain ou dans cent ans.

« Partners in crime. J’te laisserai pas. Tu dois encore m’apprendre à miauler et ronronner à ta convenance. »

Il relève le visage vers lui, y’a ce joli ptit sourire qui a fleuri sur sa frimousse. Il a toujours l’air au bout de sa vie, mais au moins ses ptites émeraudes ont retrouvé leur brin de paradis. Et le premier ange qui y vit, c’est lui.

C’est son Jasper.