Ft. Vengeance
S’imposer à la présence de Clarice n’est pas une option. Après une journée à la mine, il est rentré un bref moment, a repris ses esprits, s’est changé, de noir vêtu, se fond dans la nuit et quitte l’appartement avant même qu’elle n’ait pu rentrer. Il ne sait pas si Abysse est encore dans ces rues. I ne sait pas si le jour se rapproche. Ce jour où l’homme des ombres, l’homme des bas-fonds, viendra l’emmener à sa suite dans un sentier qui semble désormais plus prometteur que la vie qu’il s’était lui-même forgée.
Il n’y a plus un seul endroit où le silence existe. Plus un seul. Mais ses pas le ramènent sans qu’il n’ait à y réfléchir vers le centre de la terre. A-t-il fait de son fardeau un sanctuaire ? Le monde y lirait l’ironie nécessaire, lui trouve simplement le repos dans l’atmosphère étouffante des tranchées, des gouffres, de la pierre et du charbon. Ses mains effleurent la surface rugueuse d’un filon en cours d’extraction. Il s’enfonce, inconscient, vers les secteurs interdits. Ces zones où la roche s’est faite instable. Cet endroit où plusieurs de ses camardes ont disparu.
Le sang tâche encore le sol, les éclaboussures marquées à la mine blanche, comme une scène de crime. Les bandes de l’administration interdisant l’accès ont depuis longtemps été coupées. Des fleurs, des offrandes, des souvenirs et des photos sont là, sur le sol, comme un mémorial à leurs amis perdus. Arun ne vient plus ici. Ne vient plus confronter la culpabilité et les remords. Ne vient plus visiter cet ami perdu. Affronter la plaie béante que sa disparition a laissé contre son flanc, un stigmate qu’il étouffe, comme le reste de ses peines.
Le bruit léger du métal est presque assourdissant dans le silence religieux de la mine. Ici, on n’entend plus la pluie. La lampe accrochée à la boucle de son ceinturon éclaire d’une lueur légèrement bleuté les alentours, rien d’éblouissant, rien d’imposant. Il est une créature de la nuit. Il n’a pas besoin de plus.
Une fois sa flasque ouverte, il s’accroupit sur la marque représentant la dernière trace d’un frère perdu. Un souffle, rien de plus.
Et renverse une lampée d’alcool sur le sol avant d’avaler une rasée à son tour. L’alcool ne le brûle même plus de l’intérieur. A croire qu’il ne reste plus rien là-dedans.
Mais pour l'instant c'était lui qui fuyait. Il avait déclaré froidement qu'il avait besoin de faire un tour, qu'il partait en reconnaissance, et le voilà s'enfuyant. Il ne mentait pas exactement, il partait effectivement en reconnaissance, le coeur lourd, amer. La mine renfrognée peinte sur son visage ne semblait pas vouloir s'effacer, ni même la moue boudeuse qui tirait sur ses traits. Oh, oui, Vengeance boudait, comme il savait si bien le faire avec Violence. N'était pas adulte mature qui voulait.
Ses pas l'avaient mené dans les tréfonds des mines. Il craignait encore la surface, n'osait pas encore s'y aventurer. Peut-être que ce n'était pas encore le bon moment, peut-être qu'il avait simplement peur, dans tous les cas quelque chose en lui lui disait de ne pas y aller. Vengeance se fiait énormément à ses instincts, pour le meilleur comme pour le pire. Quand sa raison s'effaçait, seul son instinct avait encore de l'importance à ses yeux. Aucune parole et aucun acte n'aurait pu le détourner de la voie que ses instincts avaient tracé. Oh, comme Vengeance était têtu.
La mine lui semblait étrangement familière - comme s'il avait déjà parcouru ces lieux maintes et maintes fois. Mais il ne se souvenait plus trop. Il n'essayait pas de réfléchir, d'ailleurs. Il connaissait cet endroit ? Soit. Il progresse doucement à la lumière de la lampe accrochée à sa veste, ressentant un sentiment d'angoisse croissant au fur et à mesure qu'il avance au coeur des mines.
Au final, il s'arrête soudainement - il y a quelqu'un à quelques mètres de lui, accroupi dos à lui. Vengeance plante deux yeux à la pupille fendue dans sa nuque, une lame déjà bien serrée entre ses doigts, et s'approche. Il entend un prénom qui lui appartient sans qu'il le reconnaisse, et soudainement la silhouette lui paraît bien familière.
Le prénom lui a échappé sans même qu'il comprenne que c'était le prénom de l'inconnu devant lui. Il observe, presque penaud, sans comprendre, la personne se retourner et le regarder. Il a des visions, surtout en apercevant l'adolescent aux longs, longs, longs cheveux noirs sur les photos, qui a le même visage que lui sans vraiment être lui. Il s'approche d'un pas, puis de deux, hésitant. Il ne connaît pas la personne qui se tient devant lui - mais son coeur bat, fort, si fort ! Au final, il fait mine de reculer, presque effrayé. Il a l'impression de contempler un fantôme du passé. Soudainement, les mots lui manquent.
Ft. Vengeance
L’alcool brûle sa trachée sans pourtant lui faire afficher le moindre signe de malaise. Non, son regard est trop pris par les lignes blanches au sol. Sur les éclaboussures brunes qui marquent encore le sol. Il n’aurait jamais dû revenir. N’aurait jamais dû s’infliger cette peine. Sous ses doigts s’étire le mausolée de son plus grand échec. Ici, il était l’un des maîtres des lieux. Les mines étaient son refuge depuis trop d’années. Les mines l’avaient accueilli dans leur confortable noirceur. Et pourtant elles lui avaient arraché un frère – un ami – une partie de lui.
Jamais Arun n’aurait dit qu’eux tous étaient liés. Leur cohésion était l’œuvre d’une souffrance partagée. Mais lui avait toujours été de ceux qui ne cédaient à rien. Qui ne perdaient pas la face. Qui refusaient d’avouer leurs secrets ou leurs vices. Lui vivait des gorges accablantes, des boyaux abandonnés, des recoins interdits. Arun était un enfant des mines. Revenait en ces lieux depuis ce qui lui semblait être la nuit des temps pour retrouver le refuge accablant et pourtant sien de ces parois glacées.
Son poing se resserre sur la terre battue sous sa prise. Dans cette toile venimeuse que sont ses pensées, le regret paralyse son cœur et sa nuque ploie, son souffle tremble. Et dans la lueur blafarde de ses souvenirs, un halo lumineux surprend sa religieuse épiphanie.
Arun se redresse d’un geste brusque, presque sauvage, faisant volte-face pour saisir l’intrus ayant mené ses pas jusqu’à son sanctuaire. Au creux de sa paume, le sable et la terre crissent, le sang auparavant séché semble bouillir, embraser sa chair, se propager au creux de ses veines telle une trainée de poudre. Arun s’apprête à gronder, aboyer tel l’animal primitif qu’il était. Mais tout se cesse au son presque insensé que son nom porte dans sa voix.
Figé dans les tréfonds de la terre. Dans le neuvième cercle des enfers, Dante s’immisce pour retrouver le guide infernal qu’était son frère damné, Virgile. Et Arun, devant cette apparition, sent son cœur se briser pour la dernière fois.
Aucun élément ne semble pourtant s’assembler. A sa mémoire, l’encre de ses cheveux de jais ne devrait pas éblouir son regard. Les lignes trop pâles de son visage ne devraient pas être… Sa logique prend pourtant vacances de ses pensées alors qu’il franchit les quelques mètres les séparant, écrasant Dante dans son étreinte. Peu importe la folie qui l’aura piqué. Peu importe les conséquences ou répercussions. Ses bras étreignent cette énigme, ce fantôme de tous ses regrets. Cette ombre de culpabilité qui pourrait le noyer. Il l’étreint et contre lui, Arun prouve une ultime fois qu’il n’a jamais réellement été à la hauteur. Sa voix se brise, et contre son épaule, il siffle, peine, prie.
C'est beaucoup d'un coup. Énormément de souvenirs lui reviennent. Le regard d'Arun sur lui, son étreinte, son odeur qu'il peut sentir vaguement. Cela lui rappelle beaucoup de choses. Les mines et leur ambiance glaciale, le silence, les lumières qui clignotent faiblement. Ces mines, il les connait.
C'était dur à dire. Il a du mal à faire la différence entre réalité et rêve fou. Ses délires ont emporté sa raison et la douleur a terminé de lui enlever toute once de réalisme. Mais il lui semble que tout ça est bien réel - bien réel comme son poignet qui se pose dans le dos d'Arun, incapable de serrer son vêtement entre ses doigts, de pouvoir le toucher comme il le voudrait. C'est douloureux de se rappeler de l'accident.
Mais peut-être que maintenant était le bon moment, peut-être que c'était normal qu'ils ne se revoient pas avant ce moment fatidique. Peut-être que c'était écrit, peut-être qu'ils n'auraient tout simplement pas pu se croiser avant. Qui sait. Il s'écarte un peu, lui sourit, vaguement. Dante n'a pas changé d'un pouce - son visage est toujours le même, humain et en même temps si étrange. On lui avait dit, au tout début, qu'il mettait mal à l'aise d'un simple regard. Il ne se souvient plus si c'était Arun ou quelqu'un d'autre qu'il lui avait dit ça ; mais ce souvenir lui revient quand il l'observe. Comme toujours, comme avant, son regard se plante dans celui d'Arun et refuse de bouger, fixe.
Ft. Vengeance
Il ne réalise pas, trop perdu dans l’ouragan de ses pensées, que tant de choses ont changé. Il n’a que cette odeur irréelle, cette idée insensée. Il ne comprend pas. Ne réalise pas que face à lui se dresse la figure des ténèbres, comme le second silencieux d’Abysse. Ne comprend pas qu’il n’a pas affaire à une simple illusion. Non, Arun ne réalise pas. Ne comprends pas. Ne voit pas que Vengeance se tient face à lui. Ne comprend pas que cet homme est l’autorité guidant Violence et toutes les créatures rampant dans les souterrains.
Non, tout ce qu’il est capable de saisir, c’est le retour d’un frère perdu. Le droit, la chance, de demander sa rédemption. D’embrasser un être aimé parti trop tôt. Il veut lui dire. Lui avouer qu’aucun jour n’est passé sans que son sourire goguenard, ses moues ennuyées et cette façon tellement personnelle de rouler les yeux entre agacement et complicité avait pu lui manquer. Combien rien n’aurait pu préparer Arun à le perdre.
Il l’observe et cherche son regard. Pour la première fois, Arun ne se sent pas le maître de leur échange. N’est plus celui qui protège d’un regard. Il a perdu ce droit lorsqu’il n’est pas parvenu à le sauver. Et les mots s’emmêlent, alors qu’il touche sa joue, prend son visage en coupe d’une main, peine à comprendre. Peine à respirer.
Et cette vérité l’écrase. L’écrase plus que tout le reste du monde. Lui qui a passé toute sa vie à tenter de sauver les âmes égarées, les inconnus du système. Toutes ces personnes dont les noms et les matricules s’étaient succédé sans qu’il ne puisse s’en rappeler. Tous ces noms qu’il avait compilé dans ses carnets, tout ces souvenirs du bien qu’il s’était efforcé de faire autour de lui. Et lui. Dante, il n’avait pas pu le sauver. La seule personne pour qui ça aurait pu compter…
Il serre les dents, effleure sa pommette seyante du pouce et ne parvient pas à retenir, la gorge nouée, ce qu’il n’aurait jamais osé dire avant ce jour.
Si ce mirage devait disparaître, il voulait au moins qu’il sache ça. Qu’il sache combien le cœur d’Arun s’était muré dans la perte de cet être cher.
Il a une paupière qui tressaille, son coeur bat timidement, il n'ose pas regarder derrière Arun - le petit mémorial exposé avec les photos, les objets, les fleurs entreposés là. Le sang qui couvre encore la roche - son sang, quelque part par là probablement. L'avantage, puisque le lieu de l'accident avait été transformé en lieu pour honorer la mémoire des disparus, c'est qu'il n'arrivait pas vraiment à reconnaître le tunnel qui l'avait mené jusqu'à sa mort. Tant mieux. Il se sentait déjà perdre pied.
Il était heureux de le retrouver, même si ce n'était que pour une courte durée. Quand il se rappellerait des visages et des noms de leurs anciens collègues, il pourrait demander des nouvelles à Arun. Mais pour l'instant, il n'y avait que ce dernier. Il eut un soupir, retournant se blottir contre Arun, sa tête contre l'épaule de l'autre homme.
Ft. Vengeance
Certains détails lui sautent alors aux yeux. Cette amnésie dont il semble être victime. La couleur laiteuse de ses cheveux de jais. Ah… Les doigt du mineur se glissent le long du bras de Dante, et au bout de leur course, ne trouvent pas l’appendice escompté. Arun retient le poignet meurtri contre sa paume et la douleur pourrait être la sienne. Il ne connaît pas de pudeur devant Dante. L’étreint sans concession et souffle contre son épaule, la voix serrée.
L’éboulement, la disparition de Dante, ces blessures évidentes qu’il arbore comme un trophée de guerre malsain. Mais l’idée le dévore petit à petit. Il n’est pas curieux, non. Il veut seulement comprendre. Et sans réaliser, les mots de Violence semblent soudain prendre sens.
Il n’y a pas d’accusation. Aucune, en réalité. Mais quelque part là, dans ce constat, Arun réalise à ses dépens que son frère œuvrait dans l’ombre sans jamais avoir… Non. Il avait oublié. Il avait oublié, et Arun devait lui faire confiance. Maintenant n’était pas le temps des doutes.
Quelle ironie, vraiment, que tout n’en revienne éternellement qu’à ça.
Il ignore la première question. Il ne sait pas comment il s'en est tiré, il dirait maladroitement que c'est Nora qui l'a sorti de là, qui l'a traîné jusqu'au clan. Mais ça ne fait aucun sens. Y avait-il un clan, avant lui ? Est-ce qu'il y avait quelque chose ? Pourquoi est-il le chef. Pourquoi est-ce lui qui mène ? Parce que sa haine brûle plus fort que celle des autres ? Nora est là, pourtant, avec toute sa rage caractéristique ? Dante ne comprend pas bien son utilité, souvent.
Peut-être qu'il avait toujours été destiné à ça - un rôle dans le feu et le sang qui lui serviraient de trône, puis de tombe. Dante n'était certainement pas d'accord, il aurait tant voulu sa liberté lui aussi. Mais il était destiné à la vengeance qu'il le veuille ou non.
Ft. Vengeance
De l’admiration, c’est ça qui brûle au fond de sa cage thoracique, là, juste en dessous de ses os. Il enfouit à nouveau son visage contre son épaule lorsqu’il revient l’étreindre, toute la force de son désespoir dans sa prise. Tout ce qu’il ne peut avouer de ses mots retranscrit dans ses gestes.
Quand était-il devenu si sage ? Quand Dante était-il parvenu à le surpasser ? Pour d’autres, son ego aurait peut-être pris un coup, mais pour lui, pour ce frère perdu, il n’avait que le sentiment d’avoir assisté à la renaissance d’un phénix, puissant et intouchable. Arun se foutait bien de savoir comment. Tout ce qui lui importe c’est de savoir qu’il était sain et sauf. Qu’il n’était pas seul. Pas comme lui.
Il le relâche doucement, gardant ses mains posées contre ses bras, ne s’éloignant jamais assez pour le perdre de vue dans la torpeur quiète des mines. Dans ce noir qui les a vus grandir tous les deux. Être un vagabond n’était pas le pire. N’était plus un problème. Plus maintenant. Et quand les saphirs glacés rencontrent les péridots salis d’agate céruléenne, il ne peut effacer un sourire. L’un de ceux qu’il n’a que pour son propre sang, dans ce monde où le lignage n’avait de force que dans le cœur des gens.
Parce qu’Arun ne peut plus rien faire pour lui. Arun n’est plus le maître de quoi que ce soit. Ni de ces mines inondées, ni de sa propre vie. Et si tout doit lui échapper, il ne pouvait que souhaiter que Dante file entre ses doigts pour de meilleurs horizons. Il soupire doucement et glisse sa main contre le cou de l’autre homme, des doigts se perdant dans les mèches diaphanes qu’il ne reconnaît pourtant pas. Il rapproche leurs deux visages et appuie son front contre le sien, plantant son regard dans celui de son dernier ami. De son dernier allié.
Vaincs la mort encore et encore. Deviens un symbole. Deviens une figure que personne ne pourra jamais terrasser.
S’il savait.
Doucement, il oublie Arun. Il essaie de tenir tête, pourtant. Il essaie de se souvenir, il s’imprègne du parfum d'Arun, de sa peau contre ses doigts, il fait de son mieux pour ne pas oublier. Il ne peut se permettre d'oublier Arun encore une fois. Finalement, il se redresse, et se recule d'un pas. Ses yeux sont perdus dans le vague, les pupilles fendant l'agate tremblent un peu. Ça lui vrille la tête, ça fait mal. Comme si une force supérieure lui criait de retourner au clan, lui indiquait de retourner là où était sa place avant que quelque chose n'arrive. Son regard vient percer celui d'Arun - et il le reconnaît à peine. Il bafouille le script qu'il s'est donné, les derniers mots qu'il accordera à cet inconnu pour l'instant. Doucement, lentement, Dante redevient Vengeance, impitoyable et fier.
Sans un mot, il tourne les talons après avoir adressé un regard indéchiffrable au pénitent.
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