L’alarme du pensionnat sonne si fort qu’elle pourrait en perforer un tympan sans problème. Le genre de truc qui vous arrache clairement un bout de l’oreille, la déflagration du siècle. Ou un enfant qui hurle, au choix. Ça fait plusieurs jours que l’alarme s’active à des heures insensées. Normalement elle ne sonnait que pour les exercices d’incendie, le truc lambda, tout le monde sort, on n’emmène rien avec soi, on se réunit dans la cour pour le rassemblement, on est compté, la sirène s’arrête, on a un rapport d’efficacité pour la tâche – le pensionnat a un record d’évacuation à deux minutes trente-sept, c’est mieux que le pensionnat voisin à huit secondes près, y’a un sentiment de fierté mal placé –.

C’est toujours comme ça, normalement. Mais la pluie semble atteindre les systèmes électriques, et même si une équipe de techniciens a quadrillé le pensionnat pendant toute la journée, les alarmes se répètent. Plusieurs fois par jour, même, et pour ça, il n’était pas malheureux de passer ses journées à l’école. Le seul souci, c’est que tous les élèves du pensionnat ont reçu une simple directive : toutes les alarmes doivent être considérées comme une vraie procédure. Oui, même si c’est plusieurs fois dans la journée. Pas besoin d’un dessin pour souligner combien la situation était devenue pénible pour la majorité des adolescents du bâtiment.

Est-ce vraiment une surprise si l’on dit que ces évacuations sont devenues le contexte parfait pour les quelques petites blagues déplacées que les élèves se font entre eux ? D’habitude, ça part en bousculade. Mais aujourd’hui… aujourd’hui c’était un peu différent.

Il est 20h34, le réfectoire ferme dans une vingtaine de minutes pour signaler la fin du dîner. Le couvre-feu est à 22h30, normalement. Mais tout le monde décampe, les chambres se vident à tous les étages, et Mirai abandonne ses cours de la journée pour descendre les quelques étages qui le ramèneront vers la cour centrale. C’était le plan, du moins. Jusqu’à ce qu’il se fasse body check dans un placard d’entretien. Y’a ce tonnerre de rire, presque en sourdine derrière le hurlement de l’alarme.

« On balancera ton nom à l’appel, on verra qui se rend compte que t’existes, bouffon ! »

Le temps de retrouver ses esprits – une demie seconde, vraiment – et le voilà à tirer sur la poignée, essayer par tous les moyens d’ouvrir la porte. Oui, la crevette a même essayé de l’enfoncer, mais rien à faire. Rien. A tâtonner partout pour trouver l’interrupteur et allumer la lumière dans le petit enclos exigüe, y’a rien à y faire, il trébuche, le pied dans un seau, renverse une bouteille de white spirit qui se déverse en partie sur lui, le liquide brûlant presque de façon insupportable après quelques instants, l’odeur manquant de lui faire rendre son dîner. Bordel, merde merde merde, qu’est-ce qu’il doit faire.

Et là, sous ses doigts, l’interrupteur. La lumière clignote un instant avant de disperser sa lueur blafarde sur le placard. L’alarme sonne encore dehors, et la respiration saccadée, la panique prend le dessus. Frapper sur la porte ne le mène nulle part, il n’y a plus un bruit. L’alarme a dû cesser. Les minutes passent, longues et interminables. Le bruit des pas de ses camarades retrouvant leurs quartiers et le revoilà à appeler, crier, espérer. Mais à part des rires, rien ne vient. Rien.

21h07, counting.

21h28, le résultat, c’est qu’il a commencé à se gratter sous la chemise de son uniforme de l’école qu’il avait pas encore retiré, que l’odeur du white spirit l’a un peu fait pleurer mais au final il s’y est habitué – bon, il pense que ses poumons sont morts pour les prochains jours mais ça c’est qu’un détail – et surtout, surtout… il a commencé à se taper le front contre la porte, juste pour tuer le temps. Ouais non, il sait, c’était pas forcément du génie. Les mains appuyées sur l’encadrement de la porte, moitié débraillé et le front rouge, il relève les yeux d’un air si surpris que ses grands yeux verts pourraient sortir de sa tête – bon, ptet pas, il regarde trop de dessins-animés… -

« Oh, euh, salut, j’pensais pas te croiser ici haha. »

Il se recule d’un coup, observe le placard dans un état un peu plus bordélique encore que quand il y était entré, se passe une main dans les cheveux, se gratte un peu l’avant-bras au travers du tissu, toussote et croise le regard du surveillant, un sourire timide sur la figure.

« Merci d’m’avoir trouvé ? J’crois que j’me suis planté de direction pendant l’évacuation et j’ai claqué la porte et d’un coup il faisait noir, et j’ai perdu mes moyens, et j’sais pas doit y avoir une faille spatio temporelle dans ce placard, j’suis sûr que ça existe, t’entres, tu passes sous le manteau de vieille Tante Sally, et hop, t’es dans un autre univers, ça s’appelle Narnia et y’a de la neige et des rennes, et Rudolph et… »

Y’a des gestes hâtifs avec son explication, et des rires maladroits, et après un moment, ses épaules s’affaissent d’un coup et il soupire, l’air déçu et ennuyé, se mordant la lèvre inférieure avant de venir appuyer son front contre l’épaule de 0021, marmonnant tout bas.

« Désolé, j’voulais pas te fâcher. »

Avant de relever les yeux vers lui, le rouge aux joues, l’émeraude si sincère de ses yeux aussi vifs que les serres quand le soleil était encore là.

« J’suis puni ? »

Un temps de silence, il est un peu tendu, parce qu’il aime pas le mettre en colère. Parce que y’a différents degrés d’agacement chez Jasper, y’a la base, son agacement normal, un peu de sel, un peu de cynisme. Puis y’a toutes les autres versions. Et là Mirai sait qu’il faut pas jouer davantage. Qu’il risque de se faire tirer les oreilles s’il en fait trop. Pourtant il se recule pas le petit, il reste là, contre le torse chaud et contre ce battement de cœur affirmé et solide et il avoue, penaud.

« J’les ai pas vus. J’crois vraiment que c’était du hasard, on descendait tous les escaliers et ça a bousculé d’un coup. Perds pas ton temps avec ça, j’te jure, c’pas grave, j’ai rien, puis c’était qu’un raté du système de toute façon. »

Il sait que ça l’apaisera sûrement pas. Que c’est son job de faire gaffe à tous les mômes sous sa responsabilité. Mais 1200 a le petit espoir que pour lui ce soit juste un tout petit peu différent. Qu’y’ait… Juste un peu de positif en plus. Que ce soit pas qu’une corvée, mais aussi une envie de faire les choses parce que ben… c’était lui, et pas un autre.

Alors il se laisse faire, profite du contact rassurant, ferme les yeux et inspire. Réalise que l’odeur de Jasper sent un peu le café ou la bergamote, quelque chose d’un peu fort et entêtant, et ça le réconforte d’une façon qui ne s’explique vraiment pas plus facilement que son palpitant qui s’emballe un peu et ses joues qui le brûlent.

« J’vais faire ça oui. Désolé de t’avoir donné plus de boulot. »

Doucement, il se recule un peu et se passe la main sur la nuque. Il pue l’alcool à brûler, et ça lui fait froncer le nez, maintenant qu’il réalise que nope, son odeur n’a rien de normal.

« Ouais t’as raison, je cocotte sévère. T’es pas obligé d’me raccompagner, j’donne envie de gerber haha. »

Alors pourquoi il le regarde avec cette œillade plaintive et cette lueur dans les yeux ? Faut pas être con, Mirai. Evidemment qu’il a envie que Jasper l’accompagne. Y’a pas une seconde qui peut se perdre si elle est passée avec lui.

Un glapissement de surprise qui lui échappe au léger coup sur son croupion le fait rougir à s’en brûler la peau – non en vrai, c’est que Jasper, JASPER, vient de lui toucher les fesses et, oh seigneur, il aurait probablement des idées peu catholiques tout le reste de la semaine et – oh bordel, il devait prendre une douche avec Jasper à proximité ? Non non non non. Pas ça. Il rabat ses mains sur ses fesses avec une petite moue pincée et grimpe les escaliers deux à deux pour tenter de fuir. Mais en soi, aucun intérêt, puisque de toute façon, le surveillant sait pertinemment quelle chambre est la sienne, et surtout ben… il sait où sont les douches.

Il est foutu, pour résumer. Mais ça ne l’empêche pas de marmonner que.

« Mais on peut pas se noyer dans la douche. »

Bon, en réalité, il a totalement tort, parce qu’on peut, mais il est jeune, on ne peut pas lui demander d’avoir conscience de tous les trivias relatifs à la poussée d’Archimède ou aux propriétés de l’eau. Il est matheux, pas scientifique ou physicien, on peut pas être parfait !

Mais il insiste pas, il finit par rejoindre sa chambre et récupérer son pyjama et son nécessaire de toilette. Il essaye juste de ne pas se donner une image mentale nourrie par ses hormones, parce qu’en réalité, comment ne pouvait-il pas juste céder à l’idée d’une douche avec Jasper ?

Et revoilà le rouge qui lui flambe les joues. Sa démarche est un peu trop automatique quand il rejoint enfin l’une des deux salles de douche de l’étage, celle la plus loin, il y a des douches défectueuses là-bas, dont une qui ne donne que de l’eau froide, et l’autre qui crachote un peu parfois. Cadeau d’être au dernier étage du pensionnat. Le privilège et la malédiction de ceux qui partiraient dans les mois ou semaines à venir.

La pièce porte encore l’odeur de l’humidité, et d’une légère lourdeur de vapeur d’eau, quelqu’un a dû passer un peu plus tôt. Mais pour le moment, aucune âme en vue. Mirai se dirige vers le bahut contre le mur avec ses casiers ouverts pour déposer ses affaires et commence à retirer ses vêtements, faisant abstraction de la présence de l’autre dans la pièce. Bordel. Ok, il allait juste garder son boxer, parce que non, il ne va pas risquer de popper la trique du jour devant Jasper. Finit de retirer le maximum, attrape son savon, sa serviette et jette un coup d’œil à 0021 par-dessus son épaule.

« Y’a personne, tu sais, tu peux vraiment partir. »

Et quelque part, il a mortellement envie de lui proposer de le rejoindre. Est-ce qu’il pourrait ? Est-ce que-

« Sinon tu peux venir, hein, y’a la place, ou on partage. »

Nota bene : acheter un filtre pour ce grand clapet qui lui sert de gueule.

Sa mâchoire faire un clic audible quand il ferme sa gueule, écoutant enfin une directive de Jasper. Il accroche sa serviette au crochet près de l’arrivée d’eau et va allumer l’eau. Oui est pas fou, il se met pas directement sous le jet d’eau, parce qu’il sait que le dernier étage a toujours un temps de latence pour que l’eau chaude arrive là. Même si sur le coup il se pose la question très judicieuse de savoir s’il veut vraiment prendre une douche chaude et pas plutôt une douche froide pour calmer ses ardeurs.

Non parce qu’on remet bien les choses hein, il vient de proposer à Jasper de venir prendre une douche avec lui. Il pourrait sûrement lui frotter le dos et profiter des muscles bien définis de son dos et desc-

Mirai saute sous l’eau encore froide comme un enfant sauvage et étouffe un sifflement entre ses dents, faisant bien attention à ne montrer que son dos au surveillant. Non, non non non. Pas de piquet de tente, pas de rien. Une râpe à gruyère. Des patates et des carottes et… Non, pas d’objet phallique oh seigneur.

Avec une vigueur renouvelée, il se frotte furieusement la figure, oublie qu’il avait son pain de savon dans les mains, se fout du savon dans les yeux, fait la danse de la pluie en parallèle du chant du ouille ouille ouille aïe aïe aïe et prie Aden, divinité toute puissante du Conseil de lui venir en aide et… Aden et Jasper sous la dou-

« LALALALALA ! »

Avec la fureur d’un ouragan, le gosse tourne l’eau sur le jet le plus froid et se frotte agressivement la tignasse, sautant sur place, d’un pied à l’autre, et faisant de son mieux pour faire abstraction de la chaleur sous le dernier bout de tissu qui le couvre, aussi bien que le simple rappel vivant et audible de la voix de 0021 derrière lui qui est avec lui dans la salle de douche et, oh non non non.

Le savon glisse le long de son dos et de ses épaules et il continue, ou du moins, essaye de continuer à oublier la problématique plus au sud, pensant géopolitique, lignes de codage, de maths, des lèvres de Jasper et-

« Le premier rectangle a des côtés de longueur
1 et Φ dont le rapport est Φ.
Le deuxième rectangle a des côtés de longueur Φ - 1 et 1 soit
1/Φ et 1 dont le rapport est Φ.
Le troisième rectangle a des côtés de longueur 1 - 1/Φ = 1/Φ2, soit
1/Φ2 et 1/Φ dont le rapport est Φ.
Le quatrième rectangle a des côtés de longueur 1/Φ - 1/Φ2 = 1/Φ3 et 1/Φ2, soit
1/Φ3 et 1/Φ2 dont le rapport est Φ.
...
Le nième rectangle a des côtés de longueur
1/Φn-3 - 1/Φn-2 = (Φ - 1)/Φn-2 = (1/Φ)/ Φn-2 = 1/Φn-1
et 1/Φn-2, soit
1/Φn-1 et 1/Φn-2 dont le rapport est Φ. »

La démonstration mathématique coule avec une telle rapidité d’entre ses lèvres, les yeux si fermement clos qu’il ne réalise pas les frissons qui commencent à le secouer, pas plus que le ridicule de son petit manège. Mais faut ce qu’il faut pour oublier qu’y’a la plus belle et charismatique créature de la terre enfermée dans une pièce avec vous, nan ?

C’est pas grave Mirai, t’auras toute la vie pour lui prouver que t’as du charme et que t’en vaux la peine. Try again.