L'usine était inondée quand 4090 s'est présenté sur son lieu de travail. Il a observé, silencieux, les portes fermées et la sécurité qui s'affairait pour garder tous les employés à l'extérieur. Une émotion qu'il n'arrivait pas vraiment à définir et à décrire serrait son coeur et retournait son estomac, sans qu'il ne sache pourquoi un tel sentiment l'agitait. Il est bientôt sept heures et le ciel s'éclaircit doucement, teinté de différentes nuances de gris, trempé par la pluie qui ne semble pas vouloir s'arrêter.
C'est embarrassant, de ne pas pouvoir aller travailler. Est-ce qu'ils allaient tous se faire bannir, chacun les uns après les autres, du coup ? Non, impossible. De toutes façons, la situation allait bientôt s'arranger, même si 4090 était intimement persuadé du contraire. Il étouffe un bâillement et essaie de se camoufler un peu plus sous son manteau, un frisson désagréable le secouant alors qu'une goutte glaciale glisse le long de son dos. La pluie le tue à petit feu. Evidemment, il éternue peu après, s'attirant quelques regards - et après un reniflement discret mais dédaigneux, il s'éloigne de la foule formée par ses collègues. Ce qu'il recherche, c'est un abri, quelque part où se cacher de la pluie. Une alcôve, un renfoncement, n'importe quoi. Il est un peu désespéré, lui qui n'a pas encore trouvé le temps de s'acheter un parapluie.
Le jeune homme se trouve un coin au sec finalement, et s'y terre comme un rongeur apeuré, les yeux occupés entre le ciel et les cordes qui en tombent ou l'attroupement devant son lieu de travail. Une voix le sort de sa torpeur, soudain, quand il comprend que la personne avec qui il partage son recoin commence à lui faire la conversation.
Ah. C'est problématique : il n'a pas envie de parler, lui. Mais il lui semble qu'il n'a pas d'autres alternatives, alors il relève la tête vers la personne et lui sourit bêtement, se préparant mentalement à la conversation qui allait suivre. Il priait pour que la pluie s'arrête, pitié. Il se fichait des inondations et des dégâts collatéraux; il voulait juste une distraction qui pourrait l'arracher à cet enfer qui allait commencer.
Demande 8513 avant de soupirer doucement, serrant sa veste contre lui. Il aurait dû être dans son petit bureau, ou en train d'ordonner à ceux qui travaillaient sous ses ordres de vérifier, ajuster les éoliennes comme il le fallait, mais aujourd'hui il était au chômage technique. Lorsqu'il était arrivé - très tôt ce matin - on lui avait dit qu'il n'y aurait rien à faire sur les éoliennes avant l'après midi, qu'une réparation d'urgence était en cours, faute de rouille et de pluie. Cette foutue pluie. Ses éoliennes, il les aimait quand même beaucoup. Alors il était allé se balader à côté, après avoir donné du taff à tout le monde, organisation de dossiers, rangement d'archives et compagnie. Il n'y avait plus grand chose à faire pour lui, au pire des cas il serait balancé par l'un de ses supérieurs, ce n'était pas si dramatique. Enfin. Ce n'était pas comme s'il n'était pas déjà trop proche du bannissement.
* Vous pensez qu'on sera tous renvoyés et bannis ?
Il se posait la question, mais depuis que la pluie avait commencée, il était forcé de constater qu'il y avait eu moins d'annonces de bannissements, au moins dans son secteur. Il trouvait ça étrange.
Ses pensées se perdent un instant dans la pluie incessante, et durant une seconde, il en oublie son interlocuteur. Il ne sait pas qui est cette personne, il ne l'a jamais vu. Le problème, c'est que 4090 serait bien incapable de déterminer si c'est un de ses collègues ou non, puisqu'à part ceux qui travaillent dans son secteur proche, il ne fait attention à personne. Ce n'est pas de l'insolence, ou un certain dégoût des autres. Il ne prend juste pas le temps. Ce n'est pas comme s'il l'avait, le temps, de toutes manières.
Il aimerait bien lui dire que ça va aller et qu'ils allaient s'en sortir, que la pluie ne durerait pas et que tout rentrerait dans l'ordre. Ce serait parfait, d'être aussi confiant, d'être aussi assuré. Mais 4090 trouve difficilement les mots.
Plus bas, cette fois, il murmure presque, rendu inaudible par la pluie battante. Son regard croise le sien ; il n'ose pas lui demander si lui, il travaille ici. Et puis, il se dit que si l'autre homme lui a demandé, alors c'est probablement normal de lui retourner la question.
* Peut-être.
Il hausse les épaules et tend la main comme pour donner une petite tape sur son épaule mais se ravise presque aussitôt, jugeant que ce serait un peu trop pour un parfait inconnu.
* J'imagine que si c'était le cas le conseil nous aurait prévenus.
Rien de moins sûr.
L'autre homme ne répond pas à sa question. Ah, bon. Pas grave. Par contre, il préférait que l'inconnu s'abstienne de le toucher. Les contacts physiques n'étaient pas sa chose favorite, encore moins s'ils provenaient d'un parfait étranger qui avait commencé la conversation en lui demandant s'ils allaient tous mourir. 4090 avait soupiré et essayait de décrocher son regard de l'usine barricadée, sans succès. L'inconnu mettait le doigt sur son angoisse, et c'était dur de faire ralentir les battements saccadés de son coeur et de faire taire les pensées apeurées qui naissaient dans son crâne. Et s'ils allaient vraiment tous mourir ? Et si c'était le moment ?
Il n'avait pas envie de se faire bannir, 4090, il supposait que c'était la même chose pour tout le monde. Il était au courant qu'ils pouvaient sortir du système, peut-être que des messies allaient venir les secourir, mais il n'avait pas le coeur à y accorder plus de réflexion.
* Je devrais retourner à mon poste.
Il semble réfléchir, aviser la tombe à ses côtés et juge qu'il ne dira rien, qu'il n'a aucun intérêt à le croire. Et puis même, il a l'air d'un petit employé, non ? Qui le croira.
* Je travaille dans le 7e. Je suis ingénieur.
Cela fait longtemps qu'il n'a pas parlé autant. Il se crispe un peu, se blottit contre le mur.
* Je me suis assuré de donner assez de travail de classement à mes employés pour qu'ils ne risquent rien. Il n'y a rien d'autre à faire.
Le voilà soudainement un peu trop alarmiste. Il n'y a rien à faire, ils n'ont rien à faire, que deviendront-ils ?
Il préfère se taire maladroitement, observant presque béat l'autre homme. 4090 n'est pas habitué à ce qu'on lui fasse autant la conversation, à ce qu'on lui donne autant d'occasions de discuter un peu, comme ça, des paroles sans vraiment d'importance. Parler pour parler, ce n'est pas quelque chose qu'il fait habituellement. Qu'est-ce qu'ils vont faire, ensuite, chanter une chanson ? Ils ne sont pas encore des vagabonds, mais le peu de savoir qu'il a sur les gens qui errent hors du système le laisse coi. Il n'arrive pas à imaginer une vie qui ne serait pas rentable. Et puis il préfère ne pas y penser, pour ne pas faire naître l'envie ou la tentation.
Sa voix est vide, robotique. Même s'il essayait de donner le ton, il doute d'y arriver. Il a le début d'un sourire amical qui se forme sur ses lèvres, difficilement, au final il ne sait pas si cela ne ressemble pas plutôt à une grimace amère. Il aura essayé. 4090 soupire.
Parce que son interlocuteur semble plus vivant que l'amas d'hommes et de femmes devant eux, qui attendent sous la pluie, bêtement, comme des animaux. Ils attendent un travail, des ordres qui ne viendront pas. Pour la première fois de sa vie, 4090 ressent du dédain.
* 07-M-8513.
Il sourit, lui lance un petit regard, un petit mouvement de tête, de ceux, complices, qui veulent dire "et toi mon ami ?" et s'avisa d'ajouter quelque chose, il en avait déjà assez dit pour se faire bannir sur le champ : il était assez courageux pour aller là où il n'avait rien à faire.
4090 a l'impression d'avoir gagné un ami. Ce qui est très confus, c'est le sentiment qui l'envahit à cette pensée. Une sorte de nuage qui l'entoure tendrement, doux, mais accablant dans le même temps. C'est comme si 4090 suffoquait, peut-être de bonheur. Il connaît enfin quelqu'un, il pourrait enfin peut-être se retourner dans la rue à cause d'un visage familier. Au final, 4090 esquisse un sourire. C'est plutôt miraculeux. Son matricule glisse sur sa langue comme une mélodie oubliée - sa voix a des notes heureuses sous son regard mélancolique.
C'est beau, de connaître quelqu'un ; en tous cas, il se fait l'illusion de connaître 8513 alors qu'au final, que sait-il de lui à part sa profession et son matricule ? Ou alors il n'y a que ça à savoir ? Pour 4090, c'est le cas. Il travaille à l'usine et il s'appelle 06-M-4090. Fin, lever de rideau, adios. Le jeune homme bredouille quelque chose, une idée naissante dans un coin de sa tête, et il sort son portable à l'écran fendu de son blazer trempé.
Il n'a pas envie de le laisser s'échapper, trop friand de nouvelles rencontres, de contact. Ce serait dramatique si 8513 disparaissait dans les ombres d'Inner-A13.
* Bien sûr. Je vais te donner mon numéro et mon mail, comme ça tu choisiras comment me contacter.
Il n'y avait pas spécialement de messagerie instantanée en dehors des mails, et il ignorait si 4090 était à l'aise à l'idée de passer des appels, aussi il préféra miser sur les deux, entrant ses données dans le téléphone désespérément vide de contacts. Hé bien, ils avaient plus en commun qu'il n'aurait imaginé.
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