Page 1 sur 2 • 1, 2
Mais trois jours sont passés sans que 1055 ne lui donne de réponses. Trois jours sont passés au cours desquels l’idée qu’il ait pu lui arriver quelque chose a éradiqué toute option d’un sommeil réparateur dans sa vie. Le repos l’a fui. L’anxiété n’a pas encore pris son règne au creux de ses pensées, mais la graine est plantée dans ce potager où 1055 a peut-être été abandonné à l’une de ses illusions. L’un de ses cauchemars. L’une de ses visions.
La nuit est noire, et entre les ruelles et les passages dérobés, l’ombre de 1652 s’échappe du regard des caméras et de la milice. Les rondes sont actives, traversent les districts, quadrillent les zones avec une minutie si méticuleuse qu’il pourrait compter à la seconde près les arrivées et départs d’un coin de rue au suivant. Trente sept pas pour longer le bloc. Douze battements et l’inspection poursuit. Une machine humaine bien huilée. Une faille qui semblerait imparable à d’autres. Mais pas à lui. Il est une créature des ombres. L’obscurité est son royaume.
Atteindre le District 03 lui prendra la meilleure partie de deux heures. Retracer les pas de 1055 lors de leur première rencontre est une aisance à sa mémoire. Le dos appuyé contre la surface trop plane du bâtiment adjacent à celui de l’homme disparu, son cœur se serre alors qu’il réalise trop tard qu’il n’a aucun moyen de savoir avec certitude quel était l’étage ou l’appartement dans lequel résidait l’âme égarée à laquelle il s’était involontairement lié.
1652 le sait pourtant. Son rôle n’est pas celui d’améliorer sa propre existence. Ses liens doivent être ceux d’une toile bien tissée. Un réseau permettant de mettre les autres à l’abri. Un rempart temporaire à ce qui pourrait advenir à ceux qu’il dissimule dans les lignes trop imposantes de sa silhouette. Il n’est pas l’Atlas d’un monde oublié. Le mythe s’est tu il y a de ça bien trop de lunes. Mais au creux de ses mains, le rêve infime de pouvoir garder sa meute loin du danger lui tord les entrailles. Il sait pourquoi qui sont les siens.
Alors pourquoi s’était-il pris d’une affection indicible pour l’écho lointain d’une vie qui n’a jamais été la sienne ? Pourquoi cherchait-il frénétiquement les lignes émaciées d’un corps à la peau tannée par la gloire d’un Apollon disparu ?
Les dents serrées, les poings aux jointures blanchies, son cœur manque un battement lorsque dans la pénombre infinie, son regard s’accroche à la ligne indéfinie d’une silhouette perchée à son balcon. Ses sens perdent leur alerte, et dans le silence quasi religieux d’une ville endormie, il ne perçoit pas ne plus être seul dans la nuit.
Il ne réalise pas ne plus être le seul hanté par le regard perçant d’un être damné.
Ses deux prunelles rouges percent l'obscurité du 3e quartier. Abysse ne ressent aucune peur, aucune appréhension à errer ici et là, même dans les lumières d'une caméra trop curieuse. Aussi, sa silhouette logée dans les pénombres passe à la lumière d'un lampadaire, immédiatement il se sait observé, mais n'en a que faire. Loin des vagabonds, des pénitents, Abysse semble tout droit sorti d'un autre monde. Il scrute, curieux, comme un enfant qui apprend.
∗ Qui es-tu ?
Sa voix est douce, de ces voix venues de loin, un peu rauque qui vous laissent rêveur. Contre ses doigts fins, la surface d'un mur à la peinture encore fraîche, sa peau tâchée du bleu nuit qui tranche sur le mur blanc ne semble pas pour autant prendre appui. Il est comme un prédateur qui suit une piste, et pourtant il s'assure simplement que les petites mains travaillent bien. Les sombres marques ondulées sur le mur tranche de deux yeux rouges, il sourit. Ils ont choisi un symbole.
Les iris pâles cherchent désespérément l’indice qui lui offrirait l’once d’apaisement dont il avait besoin. Il ne faut rien de plus. Il ne faudrait que ça. Il ne faudrait qu’une preuve aussi simple que l’image même diffuse d’une silhouette qu’il ne pouvait croire disparue.
Trop pris à sa contemplation du vide, 1652 manque de se tendre visiblement au son voluptueux de cette voix s’élevant depuis l’angle mort de sa vision. Une inspiration, aussi silencieuse que lui, et il se détourne, trop conscient de n’avoir aucun moyen de défense à sa portée. Il avait été insouciant, pour ne pas dire délibérément imbécile d’avoir quitté son appartement sans même considérer qu’il se rendait vulnérable. A la portée de quiconque.
Pourtant il ne lui suffira que d’un regard pour savoir indéniablement que toutes les protections du monde n’y feraient rien. Il aurait fallu être sot pour ne pas reconnaître la lugubre apparence d’un mythe de l’Inner-A13. 1652 fréquentait suffisamment de vagabonds pour savoir. Pour ne pas avoir besoin de plus que de ces deux iris aussi luisants qu’une pierre précieuse. Comme si la noirceur du monde l’enveloppait sans l’atteindre. Comme si le rouge était la couleur de la nuit. Dans cet écrin de charbon et de soie, sertis sur la nacre impeccable, trônent glorieusement la lueur inquiétante d’un rubis orageux.
1652 ne laisse voir aucune expression, quand bien même son regard poursuit cette tâche d’encre sur le visage immaculé, ces lignes indistinctes sur la surface désormais souillée du mur de la ruelle. Il ne recule pas d’un pas, non, il reste là, ne dominant la situation qu’à la force de son physique, à défaut de celle de ses pensées.
Il n’aurait pas l’audace ou l’idiotie de partager plus. La vérité pourrait lui coûter. Mais le mensonge lui apportait la protection futile et fugace d’une menace dont il ne sait rien.
Violence avait cité son nom. Comme une légende.
Mais les légendes n’existent pas.
Et d’un geste presque trop téméraire, 1652 en un miroir parfait repousse de ses propres doigts la tâche qui aurait marqué sa propre peau. L’éclair de son regard et toujours aussi ferme. Et si son cœur n’est pas aussi brave qu’il ne l’est, il ne lâchera pas. Ne lâchera rien.
* Et toi, tu as quelque chose, juste derrière toi, Seize cinquante-deux.
Un fin sourire carnassier fleurit sur ses lèvres carmins alors qu'il fait un pas dans la lumière, ne perdant rien de son aura cependant. Il sait. Il sait, c'est fou ? Il ne devrait pas savoir. Penchant doucement la tête sur le côté, les lèvres d'Abysse s'entrouvrent à nouveau.
* Ce n'est pas beau de mentir.
Derrière toi.
Il se retourne, le cœur au bord des lèvres, et dans les ombres cerclant la ruelle, il ne se sent plus à l’abri. Retrouver 1055 est un souvenir lointain. Il ravale son ego, son estime, ses doutes et sa peur et pivote sur lui-même, retrouvant Abysse du regard. Il y a quelque chose de presque fou, de presque terrifié dans le bleu de ses yeux. Mais il ne sait pas s’il doit reculer ou non. Alors il fait la seule chose qu’il a toujours su faire.
Il continue d’avancer.
Rendu à l’orée de la lueur du lampadaire, il ne doute pas une seconde que les caméras peuvent sûrement discerner sa silhouette. Il remonte la capuche de son sweater sur lui, espèce ne pas être reconnu. Et il avance dans ce ring improvisé, dans ce halo assassin dans lequel un monstre des profondeurs gravite.
Comme un enfant. La peur le prend à la gorge.
Inspire, expire. Il serre ses poings dans ses poches et détourne les yeux, voulant retrouver contenance. Lorsqu’il pose à nouveau son regard sur lui, il ne tremble pas, il ne peut pas. Il ne peut plus.
1652 approche d’Abysse et baisse enfin les yeux, comme un signe de respect. Pour tout ce qu’il sait, il pourrait être sur l’échafaud. Le mineur n’est pas idiot. Il est probablement juste un peu suicidaire. Mais son matricule n’avait aucun sens pour les vagabonds. Et si Abysse connaissait le sien, il voulait également prouver qu’il n’était pas que ça. Pas qu’un simple numéro.
* Je ne suis pas comme eux, Arun.
Doucement, il avance, de la même façon qu'un serpent guette sa proie, il s'approche du jeune mineur et tend les doigts de sa main gauche contre sa joue pour y blottir sa main. Devant ses yeux, le mineur lui semble gigantesque, probablement une force de la nature, quelque chose comme ça.
* Je ne suis pas ici pour punir et effrayer. Je dois simplement transmettre un message.
Le sens a pourtant une autre façon de se heurter à 1652. Parce qu’Abysse prétend ne pas être eux. Parlait-il du clan Vengeance ? Parlait-il du Conseil ? Ou était-ce simplement sa façon à lui de remettre en doute toute la structure qui tenait jusque-là solidement les fondations des pensées de 1652 ?
Il ne devrait certainement pas y croire. Il ne devrait certainement pas le croire. Alors pourquoi ne recule-t-il pas devant son avancée ? Pourquoi son contact lui semble aussi froid que rassurant ? Une fascination morbide saisit 1652 au plus profond de lui. Il ne devrait pas. Il ne devrait pas mais il ferme les yeux sous le toucher désincarné d’Abysse. 1652 se surprend même à ne plus respecter les codes. A ne pas réaliser la réalité de l’instant. Il suit ce contact contre sa peau, à la manière d’une créature répondant à son maître.
Et lorsqu’il rouvre les yeux, la peur est couverte par quelque chose d’indicible. Il scrute Abysse, la glace croisant le bain de sang luisant au fond des orbes ardent lui faisant face et il demande, comme un enfant dirait à Dieu.
* Je sais, je sais. Tu te mets en danger pour aider.
Ses doigts sont tendres contre sa peau, ils caressent, gâtent. Malgré leur proximité, il ne cède pas à la tentation de minimiser encore un peu la distance. Il n'en a pas besoin, Arun a compris.
* Sois prudent, à l'avenir.
Abysse ne prend pas la peine de faire un joli discours, de lui dire ce qu'ils veulent tous entendre, ce qu'il répète sans cesse, ces mots qu'on semble lui avoir soufflé et qu'il sait manier avec une assurance sans faille.
* Avoir les astres de ton côté ne te rend pas invincible.
Pour quelle raison est-ce que ses recommandations portent un tel poids ? Pourquoi est-ce que ce toucher aussi délicat et tendre le force à nouveau à fermer les yeux, se mordant l’intérieur de la lèvre pour ne pas perdre le peu de logique qu’il parvient encore à démontrer, ainsi pris dans un tumulte anxieux dont il ne semble pas parvenir à reprendre les rennes. 1652 frémit, la tête basse et ses doigts tremblants s’agrippent à peine à la manche d’Abysse. Ses mouvements semblent presque mécaniques. Emplis d’une peine qu’il n’aurait su décrire que comme égale à celle d’un forçat ferré à ses chaînes. Le piège s’est fermé sur lui. Pour tout ce que 1652 représente une montagne inébranlable, Abysse a fendu sa façade du plus léger des contacts. Et dans les orbes grenat, il ne parvient plus à lire aucune ambition, aucun rêve, aucune vérité. Sa respiration s’emballe et il la bloque, ses poumons le brûlant un instant avant qu’il ne chuchote, sa voix cillant. Toute son assurance et sa bravade habituelle envolées.
Sa voix s’essouffle, et quelque chose semble craquer. Sa prise sur Abysse se raffermit. Elle n’a rien d’oppressante. Elle est même plutôt désespérée lorsqu’il croise à nouveau ses yeux, son désarroi évident sur ses traits.
Combien de fois a-t-il supplié dans sa vie ?
Probablement jamais.
Probablement juste à lui.
* Tu as soif de savoir, mais c'est encore trop tôt.
Sourire bref, le brun ne le quitte pas des yeux, comme sondant directement son âme à travers les fenêtres de célestine qu'il lui offre, désespéré.
* Rassemble tes affaires, Arun. Je viendrai te chercher lorsque tu seras prêt.
Il semble en être persuadé, quel intérêt de lui mentir, de lui faire miroiter quelque chose qu'il ne fera pas ?
Page 1 sur 2 • 1, 2
|
|