— usuellement

17h43_ Plus que treize minutes avant que les surveillants ne commencent à rabattre les morveux vers leurs dortoirs. C'est la dernière sortie de la journée pour les gosses et pour 8027 la dernière occasion d'entrapercevoir 3793 à travers les grillages. Parfois elle se demande si la gamine la reconnaitra encore.

Elle a quitté son travail plus tôt que d'ordinaire. À 17h00 pile très exactement. C'est mal vu, mais officiellement 8027 a encore explosé ses chiffres en traitant plus de vidéos que ses collègues. Son taux de productivité est supérieur à 23,4% très exactement par rapport à la moyenne. Elle suppose donc que sa hiérarchie ne devrait donc pas lui reprocher - du moins pas de façon trop virulente, cet exceptionnel écart de conduite.
La veille au soir, elle avait laissé un mot sur la table du salon. 17h40. D-11. Pas besoin d'écrire plus. 1652 saurait. C'est devenu une habitude maintenant.
Elle passe ses mains dans les poches vides de son veston trop grand, nerveuse. Viendra-t-il cette fois-ci ? Ce n'est pas comme s'il avait autre chose de mieux à faire. Patience. Elle voudrait lui envoyer un SMS mais préfère ne pas s'y risquer. Elle est bien placée pour savoir que chaque message est minutieusement analysé par le Conseil. Ce qu'ils s'apprêtent à faire ensemble n'a pourtant rien d'illégal mais 8027 a appris à rester sur ses gardes.

17h44_ Une grande silhouette se dessine au loin. 8027 réajuste ses lunettes.

_Tu es en retard.

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Pas de bonsoir, pas d’étreinte, pas même une œillade attendrie en guise de salutations. À vrai dire 1652 ne s’arrête même pas. Ils ont passé ce stade depuis trop longtemps. 8027 lui emboîte alors le pas, ses talons frôlant le bitume plus vite qu’à l’ordinaire pour rattraper les grandes foulées de son époux et arriver à sa hauteur. Enfin presque. Il paraît si grand à côté d’elle. Ou alors est-ce que c’est elle qui fait petite près de lui ? Peu importe. 8027 n’a pas sorti ses mains de ses poches. L’idée de les glisser dans celles de 1652 lui vient à l’esprit mais elle préfère ne pas tenter. Elle marche, trottine presque, en silence dans la silhouette du mineur. 8027 ne l’admettra pas mais elle se sent comme en sécurité dans l’ombre de ce colosse.

Ils ne tardent pas à arriver devant le bâtiment qui les intéresse. Rien ne distingue cette cour de récré des autres sinon peut-être que ses occupants paraissent moins âgés que leurs voisins. 4, 5 ans tout au plus. Ils se figent tout les deux en silence. Pas besoin de mots. Ils savent tout deux ce qu’ils sont en train de chercher à travers les cris, les uniformes et les grillages. Les iris de 8027 s’agitent, parcourant l’horizon de droite à gauche et de gauche à droite comme elle le fait d’ordinaire devant les enregistrements qu’elle visionne à longueur de journée en quête de la moindre anomalie. Aucun signe de 3793. Sont-ils arrivés trop tard ? A-t-elle été transférée ailleurs ? 8027 se mord la lèvre. 17h51, 17h52. 8027 ne bronche pas en sentant la main de 1652 sur son épaule mais ce contact la réconforte tout de même. Un peu. 17h53. Les minutes défilent au fur et à mesure que les cognements de son cœur sous sa chemise s’accélèrent. 17h54, 17h55. Une étoile. Sur la tête de 3793 et dans les yeux de 8027 qui s’allument quand surgit la chevelure rousse de la petite, accompagnée d’un rire si fort qu’il pourrait réchauffer le plus glacé des cœurs. 3793 n’est pas bien dure à repérer parmi la multitude de ses camarades. Outre sa flamboyante couleur de cheveux et le bleu foudroyant de ses iris, cette enfant a l’empreinte de la joie inscrite sur la figure. Un pur rayon de soleil. On s’y brûlerait volontiers les rétines.

_Ah, regarde, elle commence déjà à perdre ses dents de lait. Constate à haute voix 8027 en pointant du doigt la môme à qui il manque une ou deux quenottes.

Est-ce qu'il y a des phrases qui jaillissent entre les éclats de rire ? Quel a été son premier mot ? Mange-t-elle bien ? Et ses nuits sont-elles complètes ? Depuis quand a-t-elle appris à cavaler comme ça ? Ah. Elle est tombée. 8027 fait mine de s’avancer. Déjà un surveillant s’est rapprocher et l’aide à se relever en séchant ses larmes. À quoi bon ? Elle se ravise. Mais son bras vient s’emmitoufler autour de celui de 1652.
Non.
8027 n’ira pas plus près. Ne quittera pas ce trottoir. N’essayera même pas d’attirer l’attention de cette gamine. De sa gamine. Pourquoi faire ? Ce ne sont pas les trois caméras qu’elle a repéré plus tôt qui l’arrêtent, ni la présence des surveillants qui pourtant les tolèrent. C’est autre chose. C’est 8027 elle-même. Elle s’interdit l’espoir, l’idée illusoire et dangereuse à laquelle elle s’agrippe pourtant avec acharnement puisque c’est ce qui la maintient debout chaque jour et chaque soir depuis des années. Sa main se crispe sur le manteau de 1652. Pour chasser la peine qui vient assombrir le bleu de ses yeux, 8027 grince sans le regarder :

_Elle ne ressemble pas du tout à son père.

Ce rêve d’être un jour appelée maman.

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17h58_ 8027 a la main engourdie tant la poigne de 1652 est forte mais cela ne la gêne pas. Au contraire. Elle se sent vivante à la chaleur de cette paume rugueuse abîmée par le temps et le travail en écho à son propre cœur qui lui aussi s’est écorché au fil des années. Elle et lui ont toujours été opposés et probablement que le mariage n’a rien arrangé. Mais 3793 les rapproche. Les culbute même. Parfois. Souvent. Pour le meilleur et le pire. Là tout de suite, ça va encore. Des fourmis grouillent dans son avant-bras.
8027 relève la tête pour toiser 1652 du haut des talons de son costume. La réplique sort toute seule. Ce serait presque un automatisme si ça ne venait pas lui titiller encore l’estomac.

_Ne reste plus qu’à espérer qu’elle ne devienne pas une sauvage comme toi.

Et si la phrase se veut assassine, il n’y a pourtant rien d'hostile qui transparaît ni dans le regard ni dans la voix de 8027. Face à la froideur d’apparence de 1652, 8027 s’est adoucie depuis un moment. Ou bien s’est-elle endurcie ? Difficile à dire. Elle ne sait plus si elle s'effrite ou se polit au contact de 1652. Mais elle se sent exister auprès de lui. Beaucoup trop par moments.
18h00_ Arrive l’alarme fatidique. Elle ne fait pas sursauter 8027. Et si sa poitrine se sert quand la silhouette de 3793 s’efface dans une queue leu-leu d’enfants de son âge pour disparaître avalée par un des bâtiments gris, 8027 reste figée. Elle fait ce qu’elle fait tous les jours à son bureau : elle observe, elle note. Elle mémorise. Pour la prochaine fois. Peut-être que 3793 aura une dent en moins ou un bleu de plus. Peut-être que personne d'autre ne s'en souciera. Peut-être que dans le fond cela ne signifiera rien du tout. Mais 8027 le remarquera. À la manière des fichiers entassés dans les dossiers de son ordinateur, elle a classifié et sauvegardé tout ces petits détails infimes que leurs sorties leur ont offert. À défaut des embrassades et des jeux qu'elle aurait pu partager avec 3793, elle se contente de ramasser les miettes de ces observations inopinées, du peu que cette vie lui offre. Sans pouvoir l'expliquer, elle a toujours le sentiment d'être brièvement plus complice de la môme après ces instants là. C'est pour cela qu'elle y revient à chaque fois devant cette cour d'école maintenant vide, maintenant triste, sur laquelle s'abat progressivement la tombée de la nuit sous l'oeil attentif des surveillants en train d'eux-mêmes s'éclipser. L'éclat dans les iris de 8027 s'éteint lui aussi progressivement.
18h03_ Plus rien. Plus qu'eux deux. Malgré la force évidente de 1652, 8027 dégage sa main. Elle sait qu'il ne la retient pas.

_Tu as mangé ? 8027 s'éloigne doucement d'un pas, puis de deux. Ses talons résonnent sur le bitume. Allons dans une cafétéria, cela fait longtemps.