Combien de temps cela faisait-il que je n’étais plus un numéro dans la masse ? Depuis combien de temps avais-je rejoins la communauté souterraine ? Même en sortant du système et de la routine mécanique, le temps semblait ne pas avoir de sens. Les jours se suivent mais nous n’avons aucun moyen de les compter efficacement. Pourquoi faire après tout ? Comme si compter les jours pouvait nous aider à survivre. Comme si compter les jours avait le moindre sens dans l’obscurité. Et pourtant cette question pouvait m’obséder, comme beaucoup d’autres avant elle et beaucoup d’autres après elle. Elle m’obsédait parce que cette nuit je visitais le passé.

J’étais dans un immeuble de bureaux du 12e. Un immeuble semblable à tous les autres. Les mêmes portes avec badgeuse. Les mêmes bureaux. Les mêmes ordinateurs asthmatiques. Le même mobilier. Tout ici est à ce point identique que même si je n’ai jamais mis les pieds dans cet immeuble je connais le chemin par coeur. Je sais où trouver la salle des serveurs. Je sais où trouver les open-spaces. Et plus important encore je sais où trouver les bureaux où je pourrais trouver un post-it. Ce post-it qui rend dingue l’informaticien chargé de la sécurité. Ce post-it avec les identifiants notés proprement. Après tout il y a beau y avoir une myriade de pénitents dans ce quartier, certainement tous plus brillants les uns que les autres, face à l’informatique il n’y a jamais que deux ou trois profils différents.

Je me suis donc installé à l’un de ces bureaux. J’ai posé mon chapeau à droite du clavier. Je connecte l’utilisateur imprudent et je commence à fouiller. De temps en temps je jette un regard vers la porte fermée. Entre elle et moi il y a deux autres postes. Deux postes en tous points identiques. Et si jamais quelqu’un entre dans la pièce ? Et si on me surprenait en train de pianoter sur un clavier qui n’est pas le mien ? Si on me surprenait les yeux rivés sur un écran qui aurait dû être éteint ? La milice est peut être déjà en route. Et je n’ai rien appris. Ce poste ne m’est pas utile. Encore une nuit à faire chou blanc. Ici non plus ils n’ont aucun accès à des informations de sécurité.

Combien de temps suis-je resté sur cette chaise ? Combien de temps ai-je passé à chercher des informations qui n’ont jamais été là ? Trop longtemps sans doute. Trop longtemps parce qu’au moment d’attraper mon chapeau j’entends les roulettes d’un petit chariot. Ces roulettes que j’ai entendu si souvent. Ces roulettes qui étaient annonciatrices d’un rayon de soleil dans la nuit. Ce genre de rayon qui vient vous réveiller. Qui nous éblouit d'abord mais qui réchauffe et apaise ensuite. Ce petit couinement irrégulier qui présageait d’une tempête verbale. Mais ce n’était certainement pas celles auxquelles je pensais. Après tout il y a tellement d’immeubles dans ce quartier que tomber sur lui cette nuit semble plus qu’improbable.

Après un soupir, je me lève, dépose mon chapeau sur ma tête et me dirige vers la porte. À mi-chemin, elle s’ouvre pour laisser apparaître une crinière d’un vert flamboyant. À ce moment-là je reste hébété, debout au milieu de la pièce. Quelle était la probabilité que l’on se croise ici et maintenant ? Pendant une seconde j’hésite à passer en baissant la tête, à faire profil bas et à espérer ne pas être reconnu. Mais si je garde de bon souvenirs de ma vie de pénitent c’est en partie grâce à cette personne qui vient d’apparaître devant moi. Alors je choisis de prendre les devant. Je lève la main en un vague salut et prends la parole.

“Salut, ça faisait un bail, pas vrai ?”

Il faut faire comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas disparu du jour au lendemain. Comme si je n’avais pas tout laissé derrière moi. Au final peut-être avais-je également été laissé derrière. Peut être que c’est égoïste de ma part d’avoir engagé la conversation. Peut être avait-il voulu m’oublier et je viens de me rappeler malgré lui à sa mémoire.

Visiblement je n’avais pas fait le mauvais choix. J’ai vu la surprise dans ses yeux. Comme s’il n’était pas sûr que ça soit moi. Comme s’il ne s’attendait plus à me revoir. En tout cas je suis rassuré, il est toujours autant énergique et expressif. Quand il est sûr de m’avoir reconnu il se rue sur moi et me serre dans ses bras. Il n’y a pas à dire, je suis toujours aussi à l’aise avec les contacts physiques. J’essaie quand même de lui rendre son accolade. Je vais être honnête, je suis content de le revoir. J’aurais peut être préféré que ce soit dans d’autres circonstances mais essayons de ne pas faire le difficile.

Autre chose qui n’a pas changé, c’est son débit de parole. Il m’assaille verbalement. J’aimerais lui dire que j’ai été muté, pour un poste avec plus de responsabilités, que c’est pour ça que je n’ai plus donné signe de vie. Mais la vérité c’est que j’ai fui le système. Je suis allé grossir les rangs d’une communauté dont la plupart des pénitents n’ont même pas conscience. Moi non plus je n’en n’avais pas conscience au début. Ca paraît si éloigné. Comme des souvenirs lointains, presque comme si ce n’étaient pas les miens.

Et malgré la pointe d’humour qu’il distille dans ses paroles, il ne me lâche pas. Est-ce qu’il doute encore ? Est-ce qu’il va le voir que je lui mens ? Est-ce qu’il va me croire quand je vais lui dire qu’on se recroisera ? Parce que c’est un mensonge. Il n’y a quasiment aucune chance que l’on se recroise. Alors j’essaie d’être rassurant, je lui tape doucement sur l’épaule avant de reprendre la parole.

“Je suis d’accord, ça fait trop longtemps. Et non je ne suis ni chef ni membre de conseil, juste un employé lambda.”

Premier mensonge.

“Surtout pas. Ne m’appelle pas comme ça. Pas de ça entre nous. Je suis désolé de plus t’avoir donné de nouvelle. J’ai des soucis avec mon téléphone et très peu de temps pour moi.”

Ah, celui-là est déjà plus pernicieux comme mensonge. Car oui, pour pouvoir le garder sans risque, j’avais dû modifier mon téléphone. Pour que ce ne soit plus une balise GPS, entre autre. Combien de mensonge allais-je devoir empiler les uns sur les autres ? Je m’en veux de ne pas lui dire toute la vérité, mais malgré tout le bien que je pense de lui, je ne ferais que le mettre dans une situation délicate. Il vaut mieux que je change de sujet, qu’on parle de quelque chose de plus inoffensif.

“Dis moi plutôt ce que tu deviens. Je suis sûr que tu as plein de choses à raconter.”

Si seulement j’avais le luxe de m’éterniser avec lui. Je sais que je prends un risque à rester là, à parler tranquillement avec lui. Et en plus de ça je le retarde dans son travail. Non seulement je me mets en danger, mais je le met lui aussi en danger. Mais non, je ne peux pas m’empêcher de vouloir rester encore un peu, de profiter de ce répit dans la nuit.

Comme si je voulais d’un poste à responsabilité. Si ça avait été le cas je ne serais pas devenu vagabond. Bien sûr il n’y a aucun moyen pour qu’il le saches, ou que j’en parle d’ailleurs. Alors je me contente de sourire gentiment et de hocher la tête de droite à gauche. Et je le laisse enchaîner. Son débit de parole est toujours aussi rapide, comme s’il avait peur de manquer de temps pour dire tout ce qu’il avait envie de dire.

Mais il choisit de réorienter la discussion sur moi. J’imagine que c’est normal, de son point de vue j’ai disparu plus ou moins du jour au lendemain et il me retrouve dans un immeuble où je n’avais jamais mis les pieds avant. C’est normal qu’il soit curieux.

“Je suis content de te voir toujours fidèle à toi-même en tout cas.”

Oui j’essaie de retarder le moment de répondre à ses questions. Parce que je dois broder un mensonge crédible et cohérent, pour commencer, et aussi parce que je n’ai pas envie de devoir lui mentir, tout simplement.

“Tu es sûr que je ne te dérange pas ? Je ne voudrais pas te retarder dans ton travail non plus.”

Je ne vais pas pouvoir gagner du temps indéfiniment. Et puis c’est du temps de perdu dans les faits. Je retarde mon départ et son travail en faisant traîner tout cela en longueur. Alors je me résigne. Je revêt inconsciemment le petit sourire triste qui me quittait rarement à l’époque et reprend la parole.

“Ne t’inquiète pas, j’ai des horaires assouplies maintenant.”

Effectivement, sans patron et sans job à proprement parlé, mes horaires sont plus que flexibles.

“Je bosse pas qu’ici en fait. Disons que je suis chargé de trouver des failles informatiques dans différents districts. Ce soir c’était ici, je ne sais pas encore où j’irai demain. Je fais des sortes de contrôles surprises, si tu veux. Mais du coup je peux rester un peu papoter avec toi, ne t’inquiète pas.”

Tout en parlant je l’observais s’affairer. Collecter ce que les employés laissent négligemment traîner. Quand il se retourne avec ses produits nettoyants à la main et son visage souriant, je me rappelle pourquoi j’étais envieux avant de quitter le système.

Encore une fois son trait d’humour me fait esquisser un sourire amusé. Le voir complètement surchargé, un chiffon dans la bouche est une vision qui correspond bien à son énergie. Et son éclat de rire vient réchauffer les bureaux froids et ternes, noyés dans la nuit.

Mais lorsqu’il reprend la parole, je suis impressionné parce ce qu’il m’apprend. Je me souviens bien de sa petite manie à toujours observer ce qu’il se trouve autour de lui et à noter certains détails, mais là, là je dois bien avouer que je suis bluffé. Je rester muet quelques secondes, le regarde s’affairer. Très honnêtement je ne sais pas si le poste que je viens d’inventer comme excuse à ma présence ici à cette heure existe, mais en l’entendant je me dis qu’il serait obligatoire.

J’en viens aussi à être dépité. Malgré toutes les failles présentes, ne serait-ce qu’humaines, je n’ai rien trouvé d’utile. À croire que la chance m’évite délibérément. Enfin, plutôt que de m’apitoyer sur mon sort, je décide de lui répondre.

“Alors. Idéalement mon travail toucherait exclusivement aux failles techniques, dans l’ordinateur ou sur le wifi. Sauf que tu t’en es rendu compte toi même, les plus grosses failles sont humaines.”

Je fais une légère pause. Je jette un regard autour de moi avant de reprendre.

“Et au final ce n’est pas étonnant. Les machine font strictement ce qu’on leur demande. Regarde tes produits nettoyants. Ils servent à nettoyer. C’est pour cette raison qu’ils ont été conçus. Mais quelqu’un qui ne ferait pas attention ou qui choisirait de mal s’en servir pourrait blesser ou empoisonner quelqu’un d’autre. Volontairement ou non. Au final on a beau mettre tous les avertissements possible, mettre en place toutes les règles de sécurité envisageable, on ne pourra jamais complètement empêcher un utilisateur de mal se servir d’un outil. Volontairement ou non.”

Et je me rends compte que je me suis encore emporté dans mes explications. Mais je réfléchis à ma petite tirade. Si avant ça m’aurait exaspéré ce genre de comportement, je dois bien reconnaître que désormais ça me rassure. Aussi invasif que soit le conseil sur la vie des pénitents, ils restent terriblements humains. Ils ne sont pas encore devenus de simples marionnettes. Alors oui, ça me déclenche un petit sourire de soulagement. Même s’il naît d’un petit espoir bien dérisoire.