2402 remonte le col de son imperméable. Ses plis gémissent à chaque mouvement d’épaule de la jeune femme, son beige terne et crémeux contrastant avec la couleur rougeoyante de ses cheveux. Mains dans les poches et tête dans les épaules, elle suit le mouvement perpétuel du tourniquet. Son regard constate comme chaque jour la grisaille matinale. Ici, le temps se compte par nuances de gris – ou peut-être l’a-t-elle imaginé. Le ciel a des couleurs de peinture défraîchie, quel que soit le moment. La silhouette longiligne s’avance dans la brume, à pas de souris, sans bruit. Elle étouffe un bâillement, laissant ses jambes la conduire vers la bouche de métro la plus proche, comme le feraient celles d’un automate. Au loin, elle aperçoit la relève : une nuée d’âmes fin prêtes pour entamer leur nouvelle journée. Avec le temps, 2402 a appris à esquiver les centaines de corps au pas pressé. Elle louvoie entre eux, fantomatique, intangible.

C’est ainsi qu’elle parvient à se faufiler dans une rame de métro, et même à trouver une place. Côté couloir – bien que le siège côté fenêtre soit vide. Position idéale pour s’enfuir, au cas où. Elle enfonce sa main dans une poche intérieure pour en extirper son smartphone. L’un des plus récents : en posséder un est un pré-requis pour son emploi. L’occasion de tester la dernière mouture de Lovebees. Cela fait quelques semaines que son service travaille à le rendre moins énergivore et moins gourmand en mémoire vive. Prendre moins de place, somme toute, pour en laisser aux applications gouvernementales plus importantes.

Sous la pulpe de ses doigts, les noms défilent. Ses avatars. Elle hésite, avant d’appuyer sur l’une d’entre eux. Queen_B. La plus éloignée, et peut-être la plus intéressante. Queen_B est une insolente. Une femme forte avec du bagou, qui n’hésite jamais à faire le premier pas. Si ça lui plaît, elle prend. Sinon, sa prise a intérêt à donner de sa personne pour la retenir. 2402 aimerait avoir le quart de son culot. Ça lui suffirait. Elle sélectionne la dernière trouvaille. Un homme, forcément. Une psyché intéressante : il a l’air d’avoir tout autant l’habitude de dominer – et pour lui, ce doit être vrai. Une proie faite pour son personnage. Elle lance la conversation :

 QUEEN_B A ÉCRIT :
 

« Bonjour. Belle nuit, non ? »

Elle-même ne le sait pas. Elle passe la nuit cloîtrée dans un open-space, à coder, coder, coder. Beaucoup de ses collègues ne supportent plus Lovebees, son cynisme, sa froideur. C’est qu’ils n’en ont pas saisi toute la saveur. Et tandis qu’elle appuie sur le bouton « Envoyer », les portes se referment dans un grésillement.

HRP:

Vibration.
Elle baisse les yeux vers l’écran. Sourit : c’est lui. 2402 ne peut s’empêcher d’étouffer un rire à chaque fois qu’elle lit son pseudonyme. En général, les utilisateurs mentent toujours un peu. Ils se valorisent. Photo retouchée, verbe élégant… Surnom illusoire. Elle-même n’a rien d’une reine : seul le petit B, à la fin, témoigne de sa réelle appartenance à la ruche. 2402 est une petite employée discrète, sans autre prétention que de remplir ses fonctions pour éviter le bannissement. Il n’y a que sa couleur de cheveux pour la distinguer. Le poids d’une couronne ne l’attire pas du tout. Jusqu’où la part de mensonge s’étend-elle chez Handsome Genius ?

Elle lève les yeux, un instant. Son regard trébuche sur le responsable de son quartier. Léandre. Elle baisse les prunelles derechef, ne souhaitant pas se faire remarquer. La jeune femme trouve déjà curieuse sa propension à se mélanger à la plèbe, préférant les transports en commun à la sécurité d’une voiture privée. C’est peut-être une stratégie pour montrer que le Conseil est là, partout, tout le temps. Que l’omerta permet à ses membres privilégiés de louvoyer sans crainte entre les Pénitents.

Elle se demande que répondre à sa petite boutade végétale. Ses index tapotent la coque de son téléphone, alors qu’elle réfléchit. Pas trop longtemps : il ne faut pas donner l’impression de réfléchir. Tout doit sembler spontané, en accord avec la personnalité insufflée à son personnage. Pas trop vite, non plus : après tout, Queen_B est fort occupée.

 QUEEN_B A ÉCRIT :
 

« Si elles avaient de la conversation, il faudrait peut-être commencer à s’inquiéter. »

Trait d’esprit peu inspiré, mais qui devrait faire l’affaire. Elle ajoute :

 QUEEN_B A ÉCRIT :
 

« Quelle chance de pouvoir travailler la terre. La seule présence végétale chez moi se limite à des mini-cactus. C’est un peu moins exaltant, bien que cela reflète ma personnalité ;)
Tu pars travailler bientôt ? »

HRP:

2402 enfonce le menton dans le col de son manteau, étouffant un bâillement. Elle coule un regard nerveux vers les LED annonciatrices des prochaines stations. Plusieurs fois, la pénitente a failli s’endormir dans le métro, bercée par le tangage de la rame, malgré l’anxiété instillée dans son corps par la foule et le bruit.

Elle cligne des yeux en voyant les réponses du maraîcher. Sourit un peu. Elle aime ce genre de conversation légère, pas très fine, mais quelque peu revigorante. De quoi piqueter de touches de couleurs son quotidien. Elle se demande comment ses collègues s’occupent. Ils ont sans doute des amis. Un ou une partenaire. Avec son téléphone, elle a l’impression d’avoir le monde. Un puissant système bien moins effrayant que la vie physique. Et pourtant si tangible, quelquefois.

Sous ses doigts défilent les mots qu’elle envoie à son partenaire. Son partenaire… Enfin. Celui de Queen_B. Laquelle se sent d’humeur taquine, on dirait. Sa marionnettiste allait taper la réponse, quand elle aperçoit Léandre s’approcher. La pénitente se crispe un peu ; elle se fait petite pour qu’il la frôle à peine. Inexistante. C’est ce qu’on lui demande, après tout : se faire spectre en présence du Conseil. Elle est là pour les servir. Elle est remplaçable. Autant faire les choses au mieux. Peut-être qu’elle devrait le remercier, d’ailleurs, d’avoir choisi la place à côté d’elle. Après s’être assurée d’un coup d’œil qu’il s’est bien installé, 2402 couche sur l’écran les mots qui lui sont venus à l’esprit :

 QUEEN_B A ÉCRIT :
 

« Je dirais les deux. Enfin, après, ça dépend avec qui ;)
J’en profiterai pour me reposer un peu avant qu’on se parle à nouveau, alors. Je ne voudrais pas que tu perdes ton téléphone dans une serre, ce serait fâcheux. »

2402 ne s’est encore jamais attachée à l’un de ses contacts. Elle s’y est intéressée, sans doute. Il le faut, afin de garder la mainmise sur sa psyché, et faire durer le jeu. Mais jamais Lovebees n’a rempli sa fonction première auprès d’elle. Peut-être parce que sa démarche à elle n’a jamais été sincère. Et peut-être, aussi, parce qu’elle s’est résignée à la solitude.

La mélodie si caractéristique de Lovebees résonne à ses oreilles. C’est le téléphone de Léandre. Tiens ? Il cherche aussi l’amour à distance ? Elle se dit qu’il pourrait se permettre n’importe quoi, n’importe qui, grâce à son statut. N’importe quelle femme serait ravie d’avoir un Conseiller à son bras. Même sans amour. Même sans désir. Mais ce n’est pas le plus important. Se faire remarquer par le Conseil, c’est se faire remarquer par le Système. Aucun pénitent ne rechignerait devant cette opportunité. 2402 ne le ferait pas. Sauf si…

Attirée par le bruit, elle tourne un peu la tête vers l’écran du portable de son voisin. Et son sang se fige. Son regard se détourne derechef, fixant le plan clignotant de la ligne. Le temps semble s’être pétrifié, lui aussi. Livide, 2402 réfléchit à ce qu’elle peut faire. Elle a bien vu son propre pseudonyme apparaître sur l’écran du responsable de son district. Handsome Genius, c’est lui. Et il va bientôt se rendre compte que Queen_B, c’est elle. Elle retient un rire nerveux.

Je suis foutue.

Il va la bannir, pour sûr. Pour se protéger et continuer de mentir en toute impunité sur Lovebees. Ce serait logique. C’est la meilleure option. Le Système n’aime pas les menteurs. Elle le sait. Elle en a joué, elle a perdu. Sa mâchoire se contracte. Ses mains moites peinent à maintenir son téléphone en place. Dans d’autres circonstances, elle aurait trouvé drôle qu’un Conseiller lui parle en espérant trouver la femme de sa vie. Mais sans être lui-même un menteur, et surtout, sans la démasquer. Son regard suppliant se concentre sur la petite lumière clignotante au-dessus du nom de la prochaine station. Ce n’est pas la sienne. Tant pis. Elle a peut-être une chance.

Ses entrailles se serrent à nouveau lorsque la notification apparaît sur son écran. Elle enfonce précipitamment son portable dans sa poche, puis se lève. La rame entre dans la station de métro. 2402 se faufile dans la masse humaine et compacte, à coups de « pardon pardon je suis désolée oups madame j’ai pas fait exprès laissez-moi passer je descends pardon ». Et se fait presque éjecter lorsque les portes s’ouvrent. D’un pas vif, elle se dirige vers la première sortie venue, sans regarder derrière elle. Les battements de son cœur tambourinent contre ses tempes. Sa main se crispe sur la lanière de son sac. Elle a l’impression que sa démarche ressemble plus à celle d’une vagabonde en fuite qu’à celle d’une riveraine qui sait où elle va. Pourvu qu’il ne l’ait pas suivie…

Pression sur le bras. Elle se fige. Retient un sanglot. Se retourne : c’est lui. Sa lèvre inférieure tremble, alors que son regard bleu électrique évite celui du conseiller. Ça y est, c’est la fin. Les mots de Léandre parviennent à ses tympans en échos lointains. 2402 n’est pas sûre d’avoir bien entendu la question, et pourtant elle hoche la tête avec lenteur. Sa propre réponse reste bloquée au fond de sa gorge. Oui, c’est moi, Queen. Et je n’ai pas une tête à porter une couronne.

Marionnette à sa merci. Peu importe ce qu’elle dit, ou ce qu’elle fait. Elle n’est qu’un imposteur qui mérite sans doute son sort. Fini de jouer. Elle a envie de s’effacer derrière la flamboyance de ses cheveux. Quelle sotte idée d’avoir choisi une couleur aussi voyante… 2402 déglutit. Elle est pétrifiée devant le responsable de son quartier et de sa vie, ce grand homme qui peut décider de son bannissement dans l’heure. S’il le fait, il aura raison. Après tout, il est là pour son bien, cette vie qu’elle a elle-même gâchée.

Et pourtant…

Pourtant, il dit qu’il ne la dénoncera pas. Battement de cils. Le temps s’arrête. A-t-elle bien entendu ? Le conseiller Léandre dérogerait-il à la règle ? Ou peut-être n’est-ce qu’un petit jeu pervers. Qu’il va un peu s’amuser avec ses nerfs avant de lui supprimer son matricule. Est-ce qu’il se moque d’elle en lui souriant comme ça ? Elle tente de lui rendre son expression, mais seul un rictus bizarre vient tordre son visage livide. Elle parvient à faire sortir ces quelques mots de sa bouche :

« Vingt-quatre zéro deux. C’est… c’est m-mon matricule. »

Au moins, il n’aura pas à le lui demander avant de sceller son sort. Le coup de grâce sera moins douloureux s’il est rapide. Son regard se vide. Elle baisse les yeux pour fixer le bout de ses chaussures.

« D-de quoi voulez-vous parler, conseiller Léandre ?, demande-t-elle d’une voix blanche. J-je vous ai menti. Ne perdez pas votre temps avec quelqu’un… quelqu’un comme moi. »

Les derniers mots s’évanouissent dans l’air, presque murmurés.