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Conscience, voilà un concept qui semble tellement m’échapper. Je sais quel est mon rôle, celui qu’Aden m’a attribué. Je sais quelles sont les choses qui ne sont pas à moi, qui ne m’appartiennent pas, ne m’appartiennent plus. Tout est devenu vide sous mon regard, comme si chaque détail devenait flou. Comme si la pluie et sa menace pouvait changer la face du monde.
L’anxiété est réelle, pesante, lourde. Rosario est un nom qui fait écho dans sa tête sans qu’il ne parvienne à se l’expliquer. Il ne sait que ce qu’Aden lui a dit : reste à ta place. Que ce qu’Amaury lui a dit : n’approche pas Aden. Combien de temps depuis qu’il n’avait plus vu son maître ? Oh, bien sûr, il remplissait ses tâches. Il faisait ce que le Conseil demandait de lui, répondait aux demandes professionnelles d’Aden. Mais il ne s’est plus jamais montré à sa porte. N’a plus cherché à solliciter son attention. Ce n’est pas du dédain, non. Aden l’avait surpris plus d’une fois, le regard perdu et blessé, comme si le monde était sur le point de s’effondrer. Mais Altaïr avait fui sans chercher la confrontation.
Je n’ai plus imposé ma présence à Aden depuis des jours, et lorsque les nuits s’étirent sans que je parvienne à trouver le sommeil, je fuis les murs de mon appartement. Je n’écoute pas la recommandation d’Amaury d’aller chercher son réconfort. J’apprends la solitude à grands renforts de tristesse. Aden est mieux sans moi. Aden n’a jamais eu besoin d’un cas de charité. Aden ne veut pas de lui.
C’est peut-être pour ça que mes pas m’ont mené là. La pluie trempe mes cheveux mais je n’ai plus l’impression d’avoir froid. Les larmes ne coulent pas, quand bien même la douleur est trop réelle et étouffante. Non, je pose simplement mes mains sur la rambarde métallique, avançant sur la passerelle scellée en son extrémité. Aden avait refusé que je vienne assister à un bannissement. Pourtant dans la nuit noire, l’eau faisant écho à l’horizon, l’appel du fond semble inexorable.
Peut-être qu’Amaury avait raison. Personne n’avait besoin de lui ici.
Silence, il se décolle du mur contre lequel il s'est appuyé pour observer l'inconnu et enfonce ses mains dans ses poches. 0021 a l'air ... fatigué et las. Il approche, tout près, se penche contre la rambarde à son tour, crispe ses doigts dans ses poches.
* Le fais pas, y a quelqu'un qui tient à toi.
Il jette un regard au jeune homme à ses côtés avant de hausser doucement les épaules. Il aspire à le croire, c'est sûr, c'est sans doute mieux de se dire ça.
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Il n’y a aucune animosité. Ça sonne même presque crédule et naïf. Je voudrais une réponse, voudrais que les choses soient faciles. Mais rien de tout ça n’arrivera. Je l’observe sans m’éloigner, la passerelle n’est pas bien large, et à peu de choses près, nos épaules pourraient se frôler. Mais je ne me sens pas en danger. Pas même lorsque cet homme n’aurait qu’à me pousser pour… Ah. Mon regard se détache de l’autre homme et je reprends ma contemplation du noir.
Un sourire, aussi blessé que faire se peut et il se penche, fermant les yeux.
Une simple déduction, une mimique, comme un miroir. Altaïr ne sait rien. Altaïr est comme un enfant. Crédule et malléable. Encore voué à changer de camp.
Il est tout proche, appuyé sur le bord de la rambarde comme on profite de l'horizon, d'un paysage, sauf qu'il s'agit là d'un lieu de mort et de fin. Ses yeux fixent le vide sous leurs pieds, là, et il vient chercher les doigts de l'inconnu pour entremêler les siens.
* Ne le fais pas parce que je n'ai pas la force de voir quelqu'un mourir ce soir.
Une raison égoïste mais sincère. Il tique néanmoins lorsqu'il lui dit que quelqu'un tient à lui. Bien sûr, il pense à Mirai. Il ne lui reste plus que Mirai, maintenant. Mirai et Miette, mais Miette ... Mh. D'ici, malgré la pluie, on entend sans mal le remous significatif sous leurs pieds, l'espèce de bouillon sombre et inquiétant qui s'agite.
* On a tous quelque chose qui nous retient, pas vrai.
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Je tourne mon regard vers le jeune homme. Il semble aussi brisé que moi. Aussi à bout. Et pourtant. Pourtant.
Demain, ou après-demain. Quand le destin aura pris un nouveau tournant. Quand le monde aura cessé de pleurer pour le reste de l’humanité. Quand les ombres deviendraient quelque chose de moins imposant, de moins terrifiant.
C’était ça. Ce collier à mon cou. Cette laisse qu’Aden m’avait mise sans que je ne trouve les mots ou le désir de le repousser. Comme si le poids de cette responsabilité, celle d’être le chien du Roi, était une chose qui avait plus de sens qu’il ne l’aurait fallu. Comme si dans une autre vie, j’avais pu rire de ce fardeau que j’endosse aujourd’hui sans parvenir à le remettre en question. Je n’ai pas le cœur à ça. Pas le cœur à repousser les doigts de l’inconnu. Non. Je resserre mes doigts sur les siens et me recule du bord, me tourne vers lui et appuie mon front contre son épaule sans brusquerie. Comme si c’était normal.
Que la nuit s’évapore, avec ses peurs, ses insécurités, ses cauchemars et ses heures volées. Ses mensonges éhontés.
Il marque un silence, assez long, laisse le conseiller s'approcher et prendre appui sur lui, ne cherche pas à le repousser. Ses sourcils se sont froncés dans une mimique étrange, pourtant peu déterminé à quoi que ce soit, Jasper ressent quelque chose, un vague bouillonnement au fond de lui.
* Parfois je viens ici quand le soleil se couche, pour chérir ces moments où il est là.
Un jour, il ne se lèverait plus, 0021 en était intimement persuadé. C'était un genre de malédiction qui planait et dont il était sûr. Bien sûr, il était négatif, il était très négatif comme garçon, pas vrai ? Oui, oui, jusqu'au jour où ça arrivera. Et là, vous verrez.
* Regrette pas ce que tu fais, regrette ce que tu fais pas, plutôt.
Il chasse l'une de ses mains pour venir frotter son dos doucement avant de fermer les yeux.
* Jasper. Et toi ?
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Les mots du jeune homme portent une qualité qui me laisse silencieux. L’aube ne reviendrait pas ? L’idée me traverse l’esprit que peut-être, il serait judicieux de venir un jour assister à la mort du soleil. Pour un jour, ou peut-être pour une vie. L’idée m’effleure que j’aimerai qu’Aden soit là. Que j’aimerai que…
La notion de regret ne devrait pas être si vive. Ne devrait pas être telle. Et que fait-on lorsque les regrets sont nôtres, mais les choix ne le sont pas ? Je regrette de ne plus voir Aden. Regrette de ne pas être à la hauteur. De ne pas être suffisant.
Il n’est pas à la hauteur. Ne le sera jamais.
C’était lui que tous voulaient voir. Personne n’en avait cure de l’existence d’Altaïr. Personne ne veut de cette existence volée. Pas même lui. Et pourtant cette main dans son dos lui fait ressentir le poids de ce mensonge. Il déglutit. Je ressens sa peine. J’avoue, la mort dans l’âme.
Je redresse la tête mais ne me déloge pas de cette demie étreinte. Cherche son regard et souffle, emporté par la pluie et le vent. Comme une confession ingrate.
Ne me laisse pas aussi. Un désespoir qui se devine dans chaque fibre de mon être. Pathétique, infecte et venimeux. Certains ne devraient pas mériter d’exister. Et j’en suis.
* Tu n'es pas le seul à ne plus vraiment savoir qui tu es.
Est-ce vraiment rassurant ? Même s'il tente de lui mettre du baume au coeur, il a la sensation que ça pourrait avoir l'effet inverse. Il détourne les yeux.
* Je ne suis pas là tous les soirs, mais tu peux venir, avec un peu de chance on se croisera à nouveau.
Il devait aussi s'occuper de Mirai, et de ses affaires, histoire de ne pas finir banni par exemple, ça risquait de devenir vite un problème. Un faible sourire était né sur ses lèvres.
* Je penserai à toi quand le soleil se couche, Altaïr.
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Je baisse les yeux, observe l’eau en contrebas. C’est insensé ce que ce puits d’obscurité ne l’effraie pas. Comme ce gouffre, ce vide dans son âme. Comme si…
Un murmure, à peine audible.
Je tourne le regard vers Jasper, mon sourire envolé. Mais quelque chose de plus réside là, dans les prunelles dorées. Quelque chose de douloureux, comme on s’impose la vérité. Comme faire un pacte avec soi-même. Et dans cet instant de torpeur, la pluie semble se calmer, rien qu’un instant, laissant juste la place à quelques mots, à un sourire décharné, juste là, au coin de mes lèvres.
* Je n'y manquerai pas.
Il l'aurait probablement fait. Il recule, s'échappe de la plateforme, maintenant qu'il est sûr que le jeune homme ne s'y jettera pas, et s'éloigne encore de quelques pas.
* Prends soin de toi.
Et il disparaît dans la nuit.
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