— C'est l'instant échappée aux processions du temps

Ah il ne pleut plus mais est-ce pour autant que l'aurore a retrouvé ses couleurs ? Du carmin et du doré et de l'orange, peut-être un peu de rose soyons fous ! Tout pour faire fuir ce gris-bleu, ce cobalt froid et livide comme un vieil hématome en mal de cicatrisation. Aux abords de la rouille qui l'a vu éclore, Chouchou chasse ces couleurs disparues, espérant que de la pluie naisse la floraison. Et pourtant, c'est dans son district de naissance qu'il est revenu, là où tout a commencé. C'est ironique. De guetter un signe neuf dans un endroit qui suinte tant le passé.

Il se demande si la Famille va bien, si Matriarche n'a pas pris froid lors de l'averse, si des enfants nouveaux sont apparus. Il se demande et c'est tout ce qu'il fait. Ce clan là n'est plus le sien. Ce clan là est derrière lui. Chouchou vit d'espoir. Il n'a pas le droit de regarder par-dessus son épaule. Ses yeux sont rivés vers le futur, quitte à finir aveugle et à tituber dans le présent. Tel est le fardeau du favori, celui qu'on avait aligné pour la succession. N'est-ce pas le rôle des leaders que de rêver plus fort, plus bruyamment que le reste ?

_Fais moche. Est son seul commentaire maintenant que la lune a chuté lentement dans aux cimes du ciel. Le jour ne devrait plus trop tarder maintenant.

L'obscurité du soir pourtant s'allonge, débarrassée de tout les nuages qu'un vent un peu plus fort que d'ordinaire a chassé. Les nuits ne sont-elle pas plus longues qu'auparavant ? Les cheveux noirs de Chouchou s'agitent dans le souffle d'une aube qui ne pointe pas. Il a trouvé une vieille chaise en fer, gelée, seule aux abords d'une énième usine abandonnée. Un perchoir idéal en somme pour se poser et observer les mouvements du ciel.

_Yo, je sais que tu es là. A-t-il lâché à haute voix.

L'observateur n'a pas besoin de tourner la tête pour se savoir observé.

— C'est l'instant échappée aux processions du temps

La voix d'Abysse assurée tranche avec la pénombre ambiante. Chouchou cligne doucement des yeux plusieurs fois comme émerveillé. Quand il les rouvre, Abysse est apparu et s'approche tranquillement de lui, sans un bruit. Comme une ombre.
Chouchou se rappelle subitement pourquoi son prophète suscite tant la peur que l'adulation. Abysse est terriblement, formidablement, outrageusement fascinant. Et beau en même temps quand il émerge des ténèbres dans lesquelles il semble toujours baigner. Pourquoi craindrait-il la nuit, lui qui tient entre ses mains le flambeau de l'avenir ? La lumière s'éteint devant Abysse car Abysse EST lumière. C'est d'une clarté indiscutable.

_Wesh. La main d'Abysse se pose sur son épaule et à son contact le vagabond frissonne. Il ne s'adresse pas à n'importe qui. 'Fin bonsoir.

Chouchou ne répond pas immédiatement à la question. Il se sent toujours honoré d'avoir son leader à ses côtés et les silences de ce dernier ne l'incommodent pas. Au contraire. Il pourrait des heures comme ça, à profiter de sa simple présence, de tout le mystère enivrant qui l'entoure.
Mais même Chouchou n'oserait pas pousser le bouchon jusqu'à l'impolitesse, aussi, finit-il par lâcher :

_Oui j'attends le soleil. Il redresse la tête et regarde les pupilles rouges comme des néons du prophète. Comme deux soleils sur lesquels il pourrait se cramer la rétine. C'est beau comme paysage, tu ne trouves pas ?

Il bat des cils, observant Abysse avec un sourire affectueux, avec la tendresse d'un agneau face à son berger. Il ne craint pas le loup dans la bergerie.

— C'est l'instant échappée aux processions du temps

Quels sont les secrets qui se terrent dans les iris sanglantes d'Abysse ? Chouchou secoue doucement sa tête. Ce n'est pas à lui de poser les questions. Abysse se dévoilera quand il en aura envie, quand le moment opportun sera venu.

_Avec toi oui c'est plus beau. Qu'il souffle en glissant ses mains dans ses poches, les yeux fixés sur le ciel. C'est vrai ça. Combien de temps la pluie a-t-elle duré ? Chouchou n'a jamais été très bon pour compter. Il se fiche un peu du temps qui passe. C'est que son quotidien n'est pas dicté par l'éreinte minutie des pénitents qui, semblables à d'innombrables petites fourmis, s'attellent tous gentiment à la même tache au rythme du soleil.

Il peut sentir le regard d'Abysse se reposer sur lui comme la lame glacée d'un couteau sur sa peau. Le sourire du prophète s'est estompé. Chouchou n'est pas sûr de comprendre pourquoi. Il bredouille un peu, pas sûr de savoir quoi répondre :

_Hum oui et non. 'Fin j'aime pas être tout mouillé et avoir froid mais c'était drôle de pouvoir patauger dans les flaques. Au début oui. Il pense aux corps qu'on a trouvé dans la mine. Il n'a jamais su exactement qui ils étaient. Peut-être que ce n'étaient que des rumeurs. En fait, il n'a pas voulu savoir par peur de reconnaitre des noms connus. L'ignorance est une bénédiction. J'espère quand même qu'il repleuvra quelques fois. J'aime bien le chant de la pluie. Et son odeur.

En fait il est surpris de cet air soudainement sévère sur le visage d'Abysse. Il aurait pourtant cru qu'Abysse aimait la pluie. Il ne l'a jamais vu trempé.

_Tu n'aimes pas la pluie Abysse ? Tu avais pourtant l'air d'un poisson dans l'eau sous le déluge.

Chouchou trouvait ça beau. Comme s'il était dans son élément.

— C'est l'instant échappée aux processions du temps

La voix d'Abysse a le bruit des fines averses et les mots qui s'échappent de sa gorge sont une petite armée de gouttes de pluie. Chouchou se sent béni. Assurément, ces gouttes-là sont des mots d'amour. Ainsi donc le prophète fait tomber l'eau du ciel. C'est un miracle qui lui sied bien. Ça doit être épuisant de faire des miracles. C'est ce qu'il lit dans ce regard rouge, entend dans les bribes du présage qu'il consent à lui dicter. Chouchou n'en perd pas une miette. De quelles traces peut-il bien parler ?
Soudainement la réponse lui apparait comme une évidence et Chouchou se sent un peu bête, un peu sale d'avoir douté de la pluie, d'en avoir même parfois haï la froideur et l'humidité. Si la pluie est d'Abysse alors la pluie est un cadeau et la pluie est belle et qu'importe les flaques dans les cabanes, les chaussettes mouillées, les cadavres à la dérive, la pluie lave tout, absout tout. Oui, oui. Il hoche la tête. La pluie efface les traces. Quel merveilleux, divin cadeau !

_Tu sais, si tu veux je peux t'aider ! Il s'enthousiasme tout seul. Qu'il rêverait de porter ne serait-ce qu'un centième, non un millième du fardeau qui pèse sur les épaules d'Abysse. Oh oui, Chouchou pourrait volontiers se salir les mains pour les yeux doux et couleur sang de son prophète. Rien ne lui ferait plus plaisir que de plonger la tête la première dans le grand bain dans lequel marine tout ses projets.

_Moi tout ce dont j'ai besoin c'est que tu sois heureux, même un tout petit peu.

Mais les prophètes ont-ils seulement le droit au bonheur ?

— C'est l'instant échappée aux processions du temps

Ah si seulement la Famille pouvait voir Abysse avec les mêmes yeux que Chouchou, si seulement ils pouvaient comme lui qu'il y a de la douceur, un instinct maternel chez le prophète que Matriarche elle-même pourrait lui envier. Le monde des vagabonds serait tellement plus beau s'ils pouvaient tous marcher sous la même bannière, mais comme un peu près tout dans la vie de Chouchou, ce rêve n'est qu'une utopie. Cela ne l'empêche pas d'y croire avec ferveur, de poursuivre avec une conviction frénétique cette chimère qu'il laisserait volontiers un jour le dévorer. Un jour peut-être. Il faut continuer d'y croire.
Il frémit au contact des doigts d'Abysse. Cet instant ne dure pas plus d'une seconde et pourtant Chouchou se sent comme touché par la grâce. C'est le feu d'une pitié effervescente qui bouillonne dans ses veines mais pour son prophète, il se contient et se contente de se lever. Il aimerait prendre son chef par le bras, chouiner gentiment de venir avec lui, de ne pas le laisser seul mais Abysse est peut-être la seule personne envers qui il a trop de respect et d'amour pour lui demander quoi que ce soit. On apprécie mieux un cadeau auquel on ne s'attend pas.

_D'accord, tu as raison. Il est temps de filer.

Il n'a pas particulièrement envie de retourner sous terre mais il le faut bien pour échapper aux molosses de la milice. Ceci dit, Chouchou ne s'éloigne que de quelques pas timides. Il se retourne et interroge en se tournant les pouces :

_Tu viens ?

Bien entendu qu'Abysse n'a pas à craindre le Conseil et les pénitents mais ça n'empêche pas Chouchou de s'inquiéter.