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4090 était abasourdi. Absolument abasourdi, oui. Il était resté sans voix, depuis bien une heure il ne prononçait pas le moindre mot ; prostré sur la chaise de bureau inconfortable où on l'avait invité à s'asseoir. Apparemment, 4090 était coupable - de quoi ? Bonne question. Il était coupable voilà tout. On allait passer en revue son cas, et il patientait.
On était venu l'arrêter pendant son travail, en plein milieu de la matinée. Il s'était laissé appréhender avec calme et courtoisie, notamment parce qu'il n'en croyait pas ses yeux. Il n'avait strictement rien à se reprocher. Il ne savait même pas pourquoi on l'arrêtait, d'ailleurs, parce qu'il n'avait pas eu le luxe ou le courage de demander.
Alors il restait juste là, contemplant la mort, la vraie mort, qui lui paraissait plus proche que jamais. Est-ce que c'était vraiment la fin ? Il n'arrivait pas à croire qu'il allait mourir à cause d'une erreur. Ou était-ce bien une erreur ? Si cela se trouvait, il était juste... Peut-être qu'il avait commis quelque chose de terrible et qu'il avait oublié. Cela pouvait arriver, non ? Oh, mon dieu, il avait peut-être tué quelqu'un. Ou volé. Non, il s'en serait rendu compte ! Peut-être.
Au final, il entendait des rumeurs, des murmures - cela parlait d'erreurs, erreur de jugement, erreur sur la personne. Et 4090 ne put que regarder comme un enfant perdu les deux hommes de la milice revenir vers lui et s'adresser à lui avec des mots vaguement agacés. Ils ne savaient pas si c'était une erreur ou non. Ils allaient chercher quelqu'un. Erreur informatique. 4090 ne disait rien, de toutes façons il n'y avait rien à dire. Il se condamnait pour de vrai s'il s'enfuyait sans demander son reste. Alors il restait là, assis dans le couloir comme un enfant convoqué chez le proviseur, observant bêtement les motifs sur le sol. Quelle tristesse, de devoir patienter dans une salle d'attente à quelques heures de la mort.
10h03_ 8027 trouve sincèrement que certains de ses collègues sont de beaux branleurs, ah ça oui. Dans le district 6 ils ont apparemment rien d'autre à foutre que de la réquisitionner sans préavis, comme ça, d'un claquement de doigts de bon matin. Comme si c'était la porte à côté le district 6. En plus, 8027 a des centaines d'enregistrements à regarder et des dizaines de tableaux à remplir aujourd'hui - comme tous les jours d'ailleurs. Chaque minute perdue à faire autre chose, ce sont des millièmes de pourcentage de son taux de productivité qui se barrent et 8027 est fatiguée de devoir courir après les chiffres en plus de son mari. Tout ça parce que c'est elle qui a soumis le rapport sur ce maudit 0490. Et qu'est-ce qu'il fiche d'ailleurs dans le district 6 ? Pourquoi l'a-t-on arrêté là-bas ? Pour couronner le tout, elle est en retard de 3, non 4 minutes maintenant. 8027 déteste être en retard.
La démarche rapide et régulière des petits pas de 8027 annonce son arrivée. La porte s'ouvre, elle entre comme une furie dans la pièce et balance presque son énorme mallette sur le bureau avant de se laisser tomber sur la chaise sans prendre le temps de déboutonner son manteau. C'est à peine si elle lâche un « B'jour » entre deux grognements tandis qu'elle se débat avec le système d'ouverture de sa sacoche.
Les grosses lunettes de 8027 ne cachent pas ses cernes marquées. Elle n'a même pas jeté un coup d'oeil au type assis en face d'elle, la satanée raison de sa venue dans ce district qui pue la mort. Pas au sens littéral mais quand même. Penser à toutes ses bestioles enfermées dans des boîtes, découpées puis enfermées dans d'autres boîtes plus petites la met mal à l'aise. Ça ne l'empêche pas de manger de la viande.
_On va commencer par un contrôle d'identité.
La mallette s'ouvre face à 8027. Elle est si grande qu'elle cache le visage de son interlocuteur pendant qu'elle tient maintient l'un des rebords d'une main et tape son code de sécurité sur le terminal de sa machine de l'autre.
_Veuillez décliner votre matricule et votre taille, je vous prie.
Plus son nombre de rapports soumis dans la journée baisse, plus son pourcentage de mauvais humeur augmente. Et actuellement il est environ à 78%.
Il suit la dame du regard et fronce un peu les sourcils. Elle lui dit quelque chose et en même temps, cela va trop vite pour qu'il suive vraiment l'action. Il se contente d'observer la mallette qui s'est ouverte devant lui. Pour se rassurer, il se dit que plus ils vont vite, plus vite il est innocenté, plus vite il pourra se remettre au travail. Peut-être qu'il ne fera pas son chiffre habituel, mais s'il se concentre, il pourra quand même rattraper les autres. Il n'est pas sûr que se faire arrêter soit une bonne excuse, cependant. Enfin bref.
Il dit bonjour tout bas, timide, il n'a pas l'impression qu'elle veuille faire la discussion. D'un côté, ça l'arrange, pas vrai ? Mais d'un autre côté, ce vague sentiment de curiosité lui colle à la peau.
Il répond sagement aux questions. Il espère que ce sera suffisant pour l'innocenter. Il a envie de lui dire, qu'il ne sait pas ce qu'il fait là, qu'il ne sait pas ce qu'il a fait de mal, qu'en fait il n'a rien fait, mais. Il n'a pas l'impression que ça l'arrangerait. Il n'a pas beaucoup de chance, d'ordinaire, mais cette fois-ci il y croit. Il n'a rien fait de mal. Il essaie de se hisser un peu sur ses pieds, d'observer la dame en face de lui, sans trop de succès. Bon sang, mais, qui est-elle. Sérieusement.
10h04_ BLAM ! L'autre facette de la malette retombe dans un grand bruit dramatique sur le bois du bureau, dévoilant l'air absolument agacé de 8027 derrière son ordinateur portable dont le ventilateur de l'unité centrale commence à s'exciter, reproduisant à merveille la douce mélodie d'une mini hélice d'un hélicoptère en train de s'asphyxier sur elle-même. Ah c'est beau la technologie.
_06... M... Pardon j'ai pas entendu la suite. Vous pouvez répéter s'il vous plaît ? Demande-t-elle, toujours sans lui adresser un regard en pianotant rageusement sur le clavier.
Allez démarre sale bête. A-t-elle envie de pester contre le logiciel d'identification en train de ramer. Elle soulève sa machine pour dévoiler un complexe entremêlements de câbles desquels elle extrait un boîtier qu'elle pose en face d'elle et déballe, révélant le fameux scanner d'empreintes digitales. C'est en plaçant ce dernier sous le nez de l'interpelé qu'elle pense enfin à lui jeter un coup d'oeil.
Immédiatement, 8027 sort de sa caricature de fonctionnaire au bout de sa vie, puisque sur son visage, deux secondes auparavant aussi froid que du métal, s'est dessinée l'expression même de la surprise :
_4090 ? Ses yeux sont écarquillés derrière ses lunettes encore tâchées de buée.
Mais dîtes-lui que c'est un poisson d'avril ! Il ne correspond même pas à la photo sur le dossier de 0490 !
Il a chuchoté doucement son matricule, sa voix s'effaçant dans ses respirations presque éhontées. Il ne sait pas si c'est une mauvaise chose de devoir répéter son nom de la sorte. Par contre, quand la femme le regarde bien, surprise et lui répète ce qu'il vient de dire, par réflexe, 4090 se demande s'il a dit quelque chose de mal.
Il fait un peu enfant penaud, posé sur sa chaise en plastique rouge terracota. Encore une fois, une angoisse lui serre le coeur, et il se demande sérieusement s'il va finir sa journée au bord du précipice de la ville. C'est une possibilité.
4090 observe la femme en face de lui dans un moment d'absence. Elle lui dit quelque chose. Il la laisse le scanner, obéissant et silencieux. Elle a l'air de s'être rendue compte d'une erreur.
Lui, il vient d'avoir l'épiphanie du siècle.
10h06_ L'espace de quelques secondes, 8027 ne sait pas si elle veut étrangler ou remercier ses collègues du District 6. La faire venir pour une la mauvaise personne... Non décidément, elle doit avoir un ennemi juré, quelqu'un qui lui veut du mal dans ce quartier car elle se refuse à croire qu'on peut vraiment commettre une erreur aussi grossière. Pauvre 4090 ne correspond pas un iota au profil de 0490. Et en plus il a l'air absolument terrifié. Quoique non... Il semble lui aussi perplexe.
Un moment de silence s'installe. Quel est son prénom déjà ? Ah ça fait si longtemps. Sans doute l'a-t-il lui aussi reconnue. C'est à celui ou celle qui se souviendra du patronyme de l'autre en premier et 8027 est perdante même si l'ouvrier a l'air hésitant.
_Oui c'est moi. Pardon je me souviens de toi maintenant. Répond-elle, beaucoup moins brusque d'un coup.
Ça commence par un L, mieux encore un Lu. Lu... Ludo ? Lucas ? Lucian ? Ah non pas lui encore. 8027 enlève ses lunettes comme si ce geste allait lui retirer le doux sourire du conseiller de l'esprit. Lucio ? Elle l'a sur le bout de la langue. Ah non tant pis ça vient pas. Autant être honnête.
_Hum par contre je suis désolée, je crois que j'ai oublié comment tu t'appelais. On était bien ensemble dans le district 11 c'est ça ? À quel autre endroit ? C'est triste à dire mais à part ses collègues et les mineurs du district 8, 8027 ne connait personne sinon les quelques pauvres âmes avec qui elle a partagé les bouts épars de son enfance.
_Bon au moins ça va être rapide. Je sais clairement qu'il s'agit d'une erreur. Je vais quand même devoir obéir à la procédure. Ajoute-t-elle avec un air faussement enthousiasme. Au moins, le sourire timide sur son visage est sincère.
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