— Who last called you by your name ?

Mais quelle tristesse ! Quand Chouchou s'est réveillé ce soir, le type qui avait partagé sa couche était parti et voilà que Chouchou est seul et Chouchou est triste de n'avoir personne à qui causer et Chouchou s'est un peu trop éloigné de sa tanière dans une galerie un peu trop profonde, un peu trop sombre à son goût et il croit que les ombres s'étirent quand ses pieds viennent danser dans la poussière du tunnel. Sa torche ne brille pas autant que son sourire et pourtant Chouchou cherche encore la lumière à défaut de chercher la sortie. Il se cherche une compagnie, une âme égarée qui viendrait égayer sa soirée car ce n'est pas sous les halogènes des réverbères que Chouchou trouvera chausson à ses orteils avec ces vilains miliciens qui viennent lui casser les reins. En plus il pleut. Snif. Chouchou n'aime pas trop la pluie, pas trop tout ce qui trempe et tout ce qui est froid. Mais Abysse a l'air de s'en contenter alors Chouchou pour lui plaire prétend que ça ne l'embête pas plus que ça.

Pour se donner du courage Chouchou fredonne. Un truc au rythme affreux qui se cale à peine au son de ses pas sautillants mais ça il n'en a pas conscience. Sa voix rebondit aux murs et se perd plus loin dans l'obscurité et tel une chauve-souris ça lui donne la curieuse impression de mieux pouvoir s'orienter. Il aime penser que plus loin, y'a des rats qui valsent au tempo de ses tralalala.  

_YEEEEEEK ! Qu'il hurle soudainement en bondissant en arrière, manquant de lâcher sa lampe avant de reconnaitre la silhouette de la personne à qui il a flanqué son faisceau lumineux en plein dans la tronche. Aussitôt Chouchou se dandine d'un pied sur l'autre avec un sourire beaucoup trop joyeux pour les ténèbres qui les entourent : Ah ah ! C'est toi Cervelle ! Ooooh tu m'as fait peur tu sais, peur par ta beauté ! Cervelle on t'a déjà dit que tu étais belle comme, coooooooomme... Il étire le mot pour réfléchir. Cervelle lui rappelle quoi ? Ce teint laiteux, ces très grands yeux pour cette fine stature recouverte de trop de vêtements... Une hermine ! Une hermine ermite en plein hiver, oui. T'es belle comme une hermine avec un pelage tout doux. Tu sais ce que c'est une hermine ? Je l'ai vu sur un manuel pour enfants une fois. C'est comme un rat très long, très blanc avec une loooongue queue poilue ! T'as déjà vu une hermine ermite toi ? Tu crois que y'en a plus loin dans les souterrains ? Des hermines bernard ou jean-françois l'hermite !

Ça y est Chouchou est parti à toute allure. Ayant trouvé sa camarade de n'importe quoi, il est pas prêt de s'arrêter. Le pire c'est que personne ne saura s'il a complimenté ou insulté la nana en face de lui. C'est que c'est un peu le bordel dans la tête de Chouchou.

Les ongles chromés de Cervelle raclent le sol glacial des souterrains. Par ennui ou d'un excès d'angoisse, elle s'amuse à dessiner des formes ordinaires du bout de son doigt. Un rond, deux ronds, quatre, six, huit. Les marques sont grossièrement tracés, imprécises, à peine lisibles. Ondulant son index dans le creu des dalles, elle peaufine son croquis indéchiffrable.

L'imagination de Cervelle surpassant son talent pour le dessin , elle parvient à percevoir quelque chose dans cette primitive esquisse : HUmN, Une petite sourie... Gn, non, une grosse sourie, très très laide.


Il est vrai que l'ébauche était si mal exécutée que l'on pouvait à peu près tout y interpréter. Un éléphant, une drôle de fleur, une grenouille un peu brouillonne. Et puis oui, une sourie, ou plutôt un rat bien dodu et disgracieux.

Qui sait depuis combien de temps elle traînait contre ce mur trop humide, à élaborer d'étranges schémas, tout juste éclairée par la lumière mourante de ses allumettes. Grommelant et murmurant chacune de ses pensées comme dans une discussion entre sa propre voix et l’écho que lui renvoyait l'espace. Le bruit lointain de quelques pas viennent troubler cette curieuse conversation et bientôt une voix claire - qui cette fois-ci, n'était pas la sienne - , semble briser le climat pesant et inconvenant du repère par ses fredonnements.

Comme dans un éclair, les yeux de Cervelle se brouillent d'une blanche lueur. Un flot de paroles vient alors tirer la fragile écervelée de son trouble. Sous ses yeux encore piqués se croque l'allure solaire de Chouchou. Un sourire aux lèvres il entame une flopée de phrases enjouées aux allures de mélodies.

Les gentilles comparaisons de Chouchou embaument le cœur de Cervelle et désormais elle se venterait sûrement auprès de qui voudra bien l'écouter de ressembler à une très grande hermine.


- T'as déjà vu une hermine ermite toi ? Tu crois que y'en a plus loin dans les souterrains ? Des hermines bernard ou jean-françois l'hermite !

- Yh... J'ai jamais vu d'hermine... Mais j'ai déjà vu une colonie d'ermites un jour ! c'était y'a un bout d'temps déjà...dans mon autre vie. Bah moi, j'croyais qu... qu'c'était des petites fourmis, d'habitude j'aime pas les fourmis, surtout les rouges parce que des fois elles nous attaquent, et sans raison en plus !

Exécutant des gestes amples et étendus presque élégants et remuants la fausse fourrure qu'elle portait sur les épaules, elle commence une de ses fameuses discussions pleines de quiproquos et d'ignorance, symptomatiques de ses interactions sociales.

- Bref, là elles étaient pas rouges mais blanches et elles mangeaient pl.. elles mangeaient des trucs qui se mangent pas d'habitude en fait! Enfin moi ça m'fait peur ! On va pas s'mettre à manger des... des chaises par exemple! ... Mh... c'est vrai qu'y'a des jours j'ai du mal à trouver à manger mais... Mang... Des chaises ?...

Marquant une pause et prenant conscience de son triste statut, elle ouvre grand la porte à toutes les craintes et interrogations qui rongent son petit cerveau trop craintif.  

- Mh... Tu crois qu'un jour.... Enfin si... Tu.. Si... y'a plus à manger... tu mangerais une chaise toi ? Moi j'pourrais pas, c'est pas trop logique. Et puis Abysse nous laisserait pas manger des chaises ! ENFIN BON. Les ermites j'aime pas trop ça.

Cervelle frotte ses mains froides contre son manteau, levant le regard, le remplissant de la beauté indécente de Chouchou. De son teint irisé, de ses beaux yeux limpides et de ses cheveux en cascade... même son aura transpirait de charme. C'est comme si sa simple présence apaisait déjà un peu les peurs de Cervelle. Alors, elle propose d'une voix moins préssée.

- Par contre, je crois que j'aime bien les hermines, p... Peut-être que y'en a ici ? T'as sûrement raison, je veux en voir une !

Elle agrippe son paquet d'allumettes, - le seul bien qu'elle se trimbale constamment - et secoue la tête de gauche à droite, comme pour déterminer le chemin qu'elle empruntera.

— Where did you leave your peace ?

Ce que Chouchou préfère chez Cervelle ce n'est pas le fait qu'elle soit belle comme une hermine mais plutôt qu'elle semble toujours partant pour l'accompagner dans ses délires verbaux. Quand ils sont tout les deux, ils peuvent se hurler des inepties à tout bout de champ. Si le Kamoulox avait été inventé, nul doute qu'ils seraient les champions du monde. Chouchou trouve qu'il y a quelque chose d'attendrissant dans cette façon si absurde qu'ils ont de communiquer. En fait on dirait deux bambins. Mais c'est mignon les bambins.
Chouchou, enchanté, non ravi, non EXTATIQUE d'avoir trouvé un membre de son clan avec qui trainer ce soir, bondit sur Cervelle en riant comme il le fait souvent :

_Ahahaha ouais, t'es cloche ! On dit des termites, teeeerre MITES ! Se léchant les babines, il glisse son bras sous celui de la bannie et l'entraine dans une direction en pif tout en continuant : C'est vrai Abysse nous laisserait pas manger des chaises mais on peut manger les termites qui mangent les chaises. C'est bon les termites tu sais, ça a un peu le goût du beurre, MIAM ! J'suis sûr que tu les aimerais si tu y goûtais.

Un courant d'air passe. Chouchou s'arrête net, le museau levé. Ça sent l'eau. Il regarde Cervelle, pose un doigt sur ses lèvres sombres et reste quelques secondes sans bouger l'air soudainement sérieux. Plus aucun de ses grigris ne s'agitent. Plic ploc, plic ploc. Puis sans prévenir, il tire Cervelle vers la direction opposée

_Viens on sort. Il faut pas trainer ici. L'eau monte tu sais. Ça déborde. Les premiers corps ont fait surface y'a pas si longtemps. L'eau dans les yeux de Chouchou se trouble quand il reprend : Les hermines ça respire pas sous l'eau sinon c'est que t'es un orni- un ornirouquinte. Mais c'est mignon aussi les orni- les ornitorquintes.

Chouchou serait triste de trouver une Cervelle gonflée et bleue et blanche et froide en train de flotter au milieu des rats. Enfin non parce que les rats sont toujours les premiers à fuir le pavillon.

— Other half of your broken leash

Comme le reste des enfants de la Famille, Chouchou a un avantage sur les pénitents et autres vagabonds. Oh oui. Ils ne le savent pas mais la Famille et ses rejetons ont appris à ramper sous terre, dans la pénombre. Ils grouillent de partout, ils savent où se faufiler. L'expérience de la survie coule dans leurs veines, fait d'eux d'insubmersibles vermines. Matriarche et les autres lui ont appris à déchiffrer la langue secrète des fissures des galeries, le ruissellement de l'eau qui coule sous les parois, les crissements des pattes des rats sur la poussière. S'il ne semble jamais n'avoir peur de rien c'est parce que Chouchou sait écouter ce langage invisible et mystérieuse et il sait que le sol sous ses pieds et lui ne sont au fond qu'une seule et même chose. Voilà sans doute pourquoi il se reconnait si bien dans le reflet des prophéties d'Abysse. Abysse ne fait pas que conter la vie comme le font les anciens de la Famille, non, il la sublime, la façonne, parle de choses bien plus belles, bien plus brillantes. Il y a la vie après la mort et la mort après la vie, c'est un cercle bien construit en somme et dans l'esprit de Chouchou cela fait sens.
Ainsi, bercé par les élucubrations de Cervelle, Chouchou sait où il va. Ses bijoux tintent à chacun de leurs pas et il balance sa tête de droite, à gauche, agitant ses longs cheveux ici et là en balançant sa main dans celle de sa soeur de clan.

_Huuuum, tu sais les animaux c'est chiant. Il faut leur donner à boire et à manger et ça fait caca partout et puis après ça meurt et après tu es triste. C'est pour ça qu'il ne collectionne que les insectes et encore, il finit souvent par les épingler pour sa décoration. Il n'y a que les lucioles qu'il conserve jalousement dans ses jarres.

Il s'arrête et rit à gorge déployée, comme ça, gratuitement. Sa voix résonne dans les couloirs tandis qu'il passe ses doigts dans la chevelure de Cervelle. Aussi noire que la sienne.

_Pourquoi Abysse aurait besoin d'une mascotte quand on t'a toi ? C'est toi la mascotte ! En plus t'es bien plus trognonne et propre qu'un orniquorinte ! Encore une fois, dur de savoir s'il est sincère ou se fout de la gueule de Cervelle car c'est dit avec tellement de conviction. Et puis on a déjà assez de blèm' comme ça, pas besoin d'emblèmes !

Ils se sont stoppés à l'embouchure au croisement de plusieurs galeries. Hum par où aller ? Droite, gauche ou milieu ?

_Tu me prêtes une allumette pépète ? Steuplait.

— Why did you run so far away?

Là où Chouchou baigne dans son élément au milieu du dédale de galeries et de tunnels, Cervelle ne semble toujours pas être à sa place. Chouchou l'observe à la lueur de sa lampe fouiller ses poches pour lui tendre son paquet d'allumettes. Pour une fois, l'homme se tait et la suit du regard en train de chercher le chemin vers la surface. Brebis égarée loin des pâturages, il la regarde tâtonner dans l'obscurité vers la droite avec hésitation, un air presque désolé sur le visage. Quand elle se retourne, cherchant son approbation, Chouchou lui fait un non lent de la tête et hausse les épaules. Il a quand même toujours un sourire et répète ce qu'on lui disait quand il était lui-même petit sur un ton curieusement paternaliste :

_Il faut suivre ton instinct Cervelle. Lui reconnait les paroles des souterrains. Tu dois faire confiance à ton coeur. Lui faisant signe de revenir à ses côtés, il se saisit d'une allumette qu'il frotte contre le paquet. À la première étincelle, Chouchou s'exclame : Matriarche dit qu'il n'y a pas de chemin plus sombre que celui que tu empruntes les yeux fermés. Brandissant l'allumette allumée, il se place en prenant soin de ne pas l'éteindre devant la voie du milieu puis celle de droite et pointe du doigt la flamme en train vaciller : Regarde comment le feu penche vers nous sur ce chemin ! Ça veut dire qu'il y a du vent ! Et s'il y a du vent il y a du dehors. Ses doigts lâchent le bout de bois qui vient se noyer sur une flaque au sol et le vagabond replace sans gêne le paquet dans le manteau de sa soeur de clan avant de frapper ses mains l'une contre l'autre, l'applaudissant : Tu vois que tu connais la bonne direction !

Son bras vient se replacer sous celui de Cervelle et ils reprennent leur marche dans la galerie de droite.

_Dis Cervelle, tu étais où avant ? Avant de rencontrer Abysse, je veux dire.

Clairement elle n'a pas le profil d'une mineuse ou d'une ingénieuse mais c'est pensé sans l'ombre d'un mépris. Chouchou aussi ne sait ni miner, ni ingénier quoi que ce soit de mécanique ou d'informatique. Son monde est ailleurs.

— Why did you run so far away?

Ça fait tout bizarre de penser que fut une époque, Cervelle était derrière un bureau. Peut-être avec un joli costume, pire encore des TALONS et des lunettes à faire des trucs de pénitents. Des trucs que Chouchou ne comprend pas bien parce que quel intérêt de trier des papiers ? Ça ne se mange pas le papier. Enfin si mais ce n'est ni très bon, ni très nourrissant. Ça ne sert pas à grand chose le papier en somme à part être brûlé et faire de petits avions qui volent mal. Les pénitents sont vraiment cocasses.
Vraiment ça fait tout bizarre de réaliser que y'a pas si longtemps Cervelle n'existait même pas. Cervelle n'était qu'une suite de chiffres et de lettres sans aucun sens. C'est sûrement pour ça qu'il est patient avec. Elle ne sait pas parler la terre. Elle ne sait pas bien ce que c'est d'être libre, libre de ramper avec les rats et de courir en hurlant après la lune.
Tant d'années gâchées.  

_Oui là-haut ils sont chelous tu sais, avec leur café et leur métro et leurs numéros et leurs rapports et leurs dossiers. C'est pour ça qu'ils ne sont pas vrais, ils ne font que suivre leurs ordres et oublient d'écouter leur coeur ! Il est si sûr de lui-même et de sa philosophie de comptoir. Hé, jusqu'ici, Chouchou n'a jamais vu ses croyances mises à mal.

Il vient enfouir ses doigts dans ceux de Cervelle tandis qu'ils continuent d'avancer, cette fois main dans la main. L'hermine et le raton trottinant l'un à côté de l'autre. Il est beau le troupeau d'Abysse.

_Moi je suis né dans la Famille, dans l'en dehors, dans les hangars abandonné, tout ça. Je les aime beaucoup la Famille, ils sont tous mes frères et mes soeurs et mes oncles et mes cousines en même temps. Un jour j'aimerai te les présenter. Le jour béni où tous marcheront dans la l'ombre d'Abysse, où il n'y a plus de clans, plus de faim, plus de rivalité. Seulement la lumière éclatante de ténèbres d'Abysse. Mais ils sont pas prêts. Pas encore. Pas tant que Matriarche n'aura pas ouvert les yeux. Et Matriarche est vieille et sage et bornée à la fois. Il ne veut pas qu'elle parte mais peut-être qu'il vaut mieux qu'elle s'éteigne pour mieux laisser briller son prophète.

Alors que le petit point lumineux au loin devient cercle et puis gouffre au fur et à mesure qu'ils se rapprochent, sa main lâche brusquement celle de Cervelle et Chouchou se met à courir comme un dératé vers la sortie :

_LE DERNIER DEHORS EST UNE TERMITE TOUTE MITEUSE !

Et rit comme une hyène tout seul alors que le souffle commence à lui manquer sous l'effet de ce sprint digne d'un chevreuil bourré.