15h04_ 8027 joint les mains contre son abdomen. Ses yeux suivent le flot constant des silhouettes qui passent le portique de sécurité. Elle ignore précisément pourquoi des membres de la milice comme elle sont tout les jours sommés de monter la garde puisque ce sont les machines qui font tout à leur place, du contrôle d'identité au scan corporel. Probablement une mesure d'intimidation. Tout est tellement automatisé dans Inner_A13 que les robots n'ont rien de vraiment effrayant. Mais de toutes façons qui serait assez fou pour essayer de s'infiltrer dans le siège du Conseil ? 8027 elle-même n'a pas l'autorisation d'y mettre les pieds.

Postée debout depuis des longues heures - 3 heures et 27 minutes très exactement, 8027 se souvient d'à quel point elle n'apprécie pas vraiment les jours où elle doit prendre les tours de garde du Conseil. Ça arrive parfois. De se poser le matin au bureau et de voir l'alerte clignoter sur l'écran de son ordinateur NOUVELLE_TÂCHE_REÇUE!. Elle aurait bien aimé avoir été prévenue plus tôt mais tant pis. Les gens comme elle n'ont pas le loisir de choisir. Elle suppose que pour une raison X ou Y la personne qui devait prendre cette journée de garde a été indisposée aujourd'hui. Et par indisposée elle entend probablement bannie. Ça arrive parfois. Elle sait que le jour où ses jambes ne la porteront plus, le même sort lui sera réservé. En attendant 8027 observe de façon silencieuse, bien droite, ses lunettes posées sur le nez, les gens défiler devant elle. Elle a pensé à les compter mais même ça c'est bien trop ennuyeux. Elle a même reconnu quelques personnalités connues du Conseil qu'elle a regardé entrer avec un petit peu d'envie. Personne ne lui a dit bonjour, personne ne lui a jeté un coup d'oeil.

Une alarme résonne, l'arrache de ses pensées. Les clignotants du portail sont rouges et 8027 se dirige vers la machine pour accoster la silhouette qui vient de déclencher l'alerte. Sûrement une erreur du système. Ça arrive parfois. De la plus monotone des voix, elle demande sans aucun sourire, sans même regarder la personne dans les yeux :

_Bonjour, veuillez décliner votre nom ou votre matricule je vous prie.

8027 estime ne pas être assez payée pour devoir faire semblant d'être aimable. Elle est milicienne, pas hôtesse après tout.

15h08_ Personne n’apprécie de se faire contrôler. Et 8027 se dit que personne non plus n’aime jouer le rôle du contrôleur. Elle sait que dans 90% des cas, elle fait perdre leur temps aux gens. Et les 10% restants sont encore pire car c’est la main dans le sac qu’elle les prend. Ceci dit 8027 a relevé les yeux. Un jeune homme. Un sourire. Charmant. Elle aimerait presque lui rendre. Mais le rôle de la fonctionnaire lui colle trop à la peau. Et 8027 doit retenir un rictus agacé quand elle entend qu'on l'appelle mademoiselle.

_Lucian... Marmonne-t-elle dans la barbe qu'elle n'a pas. Qu’il soit sous-responsable ne change rien. La procédure est la même pour tout le monde. C’est peut-être un piège après tout. Elle appuie sur un bouton dissimulé à l’arrière du portique et l’alarme s’arrête. 8027 reprend, toujours avec l'hospitalité d’une porte de prison : Contrôle d’identité. Veuillez me suivre, s’il vous plaît.

Après s’être posée derrière le guichet du poste de sécurité juste à côté, elle entre son numéro de matricule ainsi qu’un mot de passe plus long qu’un bras sur l’ordinateur, puis accède à l’interface sur laquelle défile une alerte affichée en gros caractères ERREUR_ALERTE_ENCLENCHÉE / ! \ VEUILLEZ PROCÉDER À UNE VÉRIFI- La milicienne soupire et appuie sur le bouton OK avant de commencer à taper le nom qu’on vient de lui donner. Seulement à peine trois lettres entrées plus tard, 8027 réajuste ses lunettes et s’éclaircit la voix, tentant de masquer son embarras :

_Lucian avec un A ou avec un E ?

8027 devrait sans doute savoir mais après tout le 10ème district ce n’est d’ordinaire pas son périmètre de sécurité.

15h09_ 8027 fait l'erreur de s'attarder une demi-seconde de trop sur le faciès du susnommé Lucian avec un A. Son sourire lui brûle la rétine. Elle doit retenir tout les muscles de son visage pour garder cette façade froide et professionnelle qui sied à son statut de milicienne. Ça doit être la première fois qu'elle tombe sur quelqu'un d'aussi agréable au siège du Conseil. Mais elle ignore s'il se fout de sa gueule ou si la chaleur qui irradie de sa personne est sincère. Elle préfère croire à la première option et tape le nom du jeune homme sur son appareil. L'icône de chargement s'affiche. Une roulette qui tourne inlassablement sur l'écran. 8027 hoche lentement la tête.

_Il n'y a pas de métiers faciles. A-t-elle répondu, cinglante sans le vouloir, sans même s'en rendre compte, se demandant plutôt si ce commentaire était cynique ou bienveillant. C'est après tout une évidence. Chaque chose dans Inner_A13 à sa place. Chacun a sa fonction. Chacun se rend utile. Et être utile en permanence ce n'est jamais facile.

Le portrait de Lucian s'affiche sur le moniteur avec son nom, sa taille, son rôle. C'est au tour de 8027 de le toiser de haut en bas. Oui, il correspond bien à sa photo. Peut-être un peu plus vieux, un peu plus fatigué, un peu moins bien coiffé mais c'est bien lui. Il a l'air nerveux. Comme un peu près n'importe quelle personne se faisant inspecter. Le contraire serait plus surprenant. Tout le monde a quelque chose à cacher.
La milicienne n'a pas encore fini. Du bout de l'ongle, elle tape le relevé d'empreintes digitales incrusté dans le guichet, juste en face du conseiller :

_Posez votre main droite ici, s'il vous plaît.

C'est la procédure qui l'exige.

15h10_ Lucian est décidément indéchiffrable quand bien même la machine est en train de s'appliquer à relever et comparer ses empreintes digitales à la base de données. 8027 ne comprend pas trop de quoi est-il en train de s'excuser. Ça la déstabilise un peu. Assez pour lui faire baisser sa garde et se montrer un tantinet plus amicale. Elle veut croire qu'il est réellement adorable.

_C'est juste un contrôle de routine. Allez soyons fou. L'esquisse d'un sourire apparait sur ses lèvres tandis qu'elle souffle, juste assez fort pour qu'il soit le seul à pouvoir l'entendre : Inutile de vous excuser.

Un bip. Un clignotant vert s'allume au dessus du relevé d'empreintes et 8027 jette un coup d'oeil à son écran. Rien d'anormal jusque-là. Elle sort un chiffon d'un tiroir et essuie la glace avant de reprendre :

_Et maintenant la main gauche et je vous laisse filer. Elle abaisse ses lunettes, se penche vers lui et le regarde droit dans les yeux, redevenue soudainement beaucoup trop sérieuse : À moins que vous n'ayez quelque chose à déclarer ? Une seconde, puis deux, puis le visage de 8027 se décrispe quand une lueur maligne nait dans son regard et qu'elle ajoute avec une pointe de malice dans la voix : Je plaisante. C'est moi qui suis désolée, vous devez être très occupé.

Lucian peut se vanter d'avoir réussi à faire sortir l'humour grinçant de 8027 au boulot. Ce n'est pas tous les jours que cela arrive.

15h11_ Qu'on flirte avec elle au boulot ça arrive parfois. Ça fait partie des raisons pour lesquelles 8027 préfère garder une façade peu avenante. Dragouiller quelqu'un qui fait la gueule ne doit pas être un exercice bien plaisant. Pourtant, oh pourtant, quand Lucian s'engouffre dans la brèche entrouverte par 8027, cette dernière se surprend à ne pas trouver cela déplaisant. C'est bien la première fois qu'on lui retourne son humour de cette façon. Mais ce ne sont pas les mots du sous-responsable qu'elle trouve foncièrement mignon, c'est la façon dont il rougit juste après avoir les avoir prononcés. 8027 si dure et si sèche à la fois est faible face à la guimauve que lui sert le jeune homme.
Et comme pour souligner l'incongru de la situation, la vitrine du scanner se fend dans un crac bruyant tandis qu'elle s'apprête à répliquer avec une nouveau trait de cynisme. 8027 reste un moment bouche bée, interdite devant la scène. Elle réajuste ses lunettes comme pour être sûre qu'elle n'est pas en train de rêver et pose une main sur le poignet de Lucian, inquiète :

_Vous allez bien ? Vous n'êtes pas blessé j'espère ? Retournant la paume du conseiller pour s'assurer qu'il n'a pas d'écharde dans les doigts, elle laisse échapper un soupire et puis ricane : Dois-je mettre dans mon rapport que ma beauté a littéralement fait exploser la glace ?

D'abord les portiques qui sonnent puis le scanner qui se brise. Dis donc, Lucian est un petit veinard.