— don't you ever run away

10h01_ 8027 referme la porte du bureau et s'installe à la petite table au centre de la pièce sans faire un bruit. Elle a reçu la convocation la veille et ce n'est pas la première fois qu'on lui demande de se rendre au Centre, même si d'ordinaire on se contente de lui remettre son travail de la journée à l'accueil plutôt que de l'inviter à patienter dans l'une des salles de réunion. La personne qui lui a demandé de venir ce matin doit sûrement tenir à lui transmettre verbalement ses instructions. C'est plutôt rare mais cela arrive. 8027 n'est donc pas particulièrement nerveuse. À vrai dire elle regrette juste de ne pas avoir eu le temps de passer par la machine à café.
Au moins le métro marchait aujourd'hui. C'est drôle maintenant de prendre le métro en pensant que la pluie comme Lucian ont disparu. Secrètement, encore une fois, elle a espéré qu'il viendrait s'asseoir près d'elle. Qu'elle lèverait les yeux de son téléphone pour tomber sur le sourire doux du conseiller. Mais non. Comme tout les autres jours, 8027 s'est retrouvée comprimée dans la masse humaine et anonyme jusqu'à ce que les portes ne s'ouvrent et ne la libèrent à la station du Siège. Heureusement qu'il lui reste encore le souvenir des lèvres pleines de regrets et de chaleur d'Arun pressées contre les siennes. Cela fait toujours un peu mal mais cela lui redonne un peu d'humanité à défaut de la maintenir complètement stable. Des accidents de parcours sur son quotidien pour lui rappeler qu'elle n'est pas encore un robot. Elle aimerait pourtant que l'inverse soit vrai, parfois.

Quand la porte s'ouvre, 8027 se relève immédiatement, toute raide, et adresse un salut quasi-mécanique à l'homme qui vient d'entrer :

_Bonjour. 08-F-8027, présente. Que puis-je faire... Son regard s'arrête sur le visage du responsable du dixième district. Elle n'affiche pas d'expression particulièrement sinon un peu de perplexité. Elle n'a aucune idée de ce que cet homme peut bien lui vouloir : ...pour vous, Celes ? Finit-elle en lui adressant un regard curieux.

Elle le sait proche de Raven, son supérieur à elle et se demande si ce dernier est au courant de cette entrevue...

— don't you ever run away

10h02_ Dès les premiers mots du responsable, la cervelle de 8027 s'active, remue, reconnecte. Elle n'a pas besoin de baisser les yeux sur les papiers qui sont posés sur la table pour comprendre. Il n'y a dans le fond qu'une seule chose qui la relie à Celes, cette chose élusive, mystérieuse, charmante même... et terriblement absente.
Lucian.

_Entendu Monsieur. Elle s'assoit. Raide. Presque atone. Autant que son vis-à-vis. Sa main blanche effleure la couverture du rapport. Elle y a passé tellement de temps qu'elle le connait presque par coeur mais elle fait comme si de rien n'était. C'est un dossier comme les autres, un des nombreux compte-rendus qu'elle tape et retape chaque jour, inlassable. Alors 8027, passive, parcourt rapidement les premières pages, comme si elle cherchait à s'en remémorer les grandes lignes. Mais pas de haussement de sourcil, pas de battement de cil, pas de front qui se plisse : rien ne se lit sur sa figure car il n'y a rien à deviner puisqu'elle ne fait que mimer l'indifférence la plus totale.
Oh qu'il est détaillé ce rapport. Outrageusement détaillé. Indubitablement un de ses meilleurs. Ou de ses pires, au choix. Tout y est scrupuleusement raconté, à la minute près. Tout ? De la couleur du carrelage de la cafétéria à la taille et l'âge approximatifs de 11-M-1200 en passant par le nombre de craquelures laissées sur l'écran de son téléphone. Un tas de petites choses rédigées en tout petit, toujours la même police d'écriture, le même retour à la ligne, la même marge, un minimum de présentation, pas de couleur, pas même d'italique, pas un caractère qui ne se démarque d'un autre. Tout ? Tout sauf les interactions entre les vagabonds et 1652 - pourtant loin d'être anecdotiques. Des zones d'ombres, des passages soudainement trop concis pour être totalement véridiques au milieu de cet amas ahurissant d'informations. C'est ce qu'on appelle noyer le poisson. 8027 sait s'y faire avec les rapports pour les arranger à sa sauce sans leur en faire perdre leur substance. Elle n'est pas fonctionnaire depuis des années pour rien.
Malheureusement, des fonctionnaires ce n'est pas ce qui manque au Conseil. Bien entendu qu'un oeil aguerri aura pu y déceler la petite bête. Raven, peut-être Althea ou bien le malicieux Léandre qui sait ? Mais Celes, Celes... 8027 ne le connaissait pas si méticuleux. À vrai dire, elle ne le connait pas du tout.

Et s'étonne de l'entendre prononcer son prénom. Son vrai prénom. Alors la rousse soutient le regard sévère de l'homme, une lueur faible de curiosité sur le minois.
Il sait.
Ses mains viennent se joindre sur le tissu de sa jupe. Elle croise discrètement les jambes sous la table.

_Tout ce que j'ai pu observer ce jour-là est confiné dans ce rapport, monsieur. Porte de prison. Une rigidité digne d'une parfaite bureaucrate. Mais son statut d'infériorité sur l'échelle de la hiérarchie l'oblige à lâcher un peu de leste. Ne serait-ce que par politesse. Mais s'il y a un point en particulier sur lequel je peux vous éclairer, je suis toute à votre écoute.

Même si c'est pour aider Lucian, Clarice ne s'aventurerait pas sur un sentier qui pourrait mener à Arun. Quitte à frôler le danger.
Ce ne serait pas la première fois.

— don't you ever run away

10h03_ Bien entendu que le responsable ne compte pas lâcher l'affaire aussi facilement, surtout qu'il lui explique qu'il a pris le temps d'étudier son dossier. Vraiment ? C'est à ce point-là ? 8027 se demande quelle preuve compromettante elle a du laisser derrière elle pour mériter une telle attention. Ses interrogations trouvent bien vite une réponse toute faite quand le dossier de 1652 glisse sous ses yeux.
Intérieurement, Clarice voudrait hurler. Il lui semble qu'elle s'est pourtant échiner à briefer 1652 dans les moindres détails sur ce qu'il devait mettre - et surtout ne pas mettre, dans son rapport. Elle n'a bien entendu pas eu le loisir de le lire mais regretterait presque de ne pas l'avoir écrit à sa place et fait apprendre par coeur. Dans le fond, ça aurait été encore plus suspect mais bon...

_Ah je vois. La plume de 08-M-1652 n'est effectivement pas la meilleure du district. J'imagine que son compte-rendu n'est pas d'une précision exemplaire. Soupire-t-elle en faisant glisser le dossier vers elle. Pas besoin d'entendre la suite, elle sait exactement quel passage coince et ses yeux trouvent presque instantanément le paragraphe évoquant la présence du clan Vengeance. Elle le lit en entier tout en écoutant avec une rapidité quasi robotique, habituée par son travail à assimiler et à synthétiser ce genre de papiers en un temps record. Étrangers ? Vous voulez dire vagabonds... A-t-elle sèchement répliqué avant de le laisser continuer.

Son prénom est encore prononcé. Décidément. Pense-t-il pouvoir lui faire baisser les armes en la traitant comme une personne et non une suite de numéros ? Elle connait bien cette technique, elle a déjà fait l'usage elle-même lors de ses propres interrogatoires. Elle sait que Celes ne la voit réellement que comme une fin en soit, comme un indice à déverrouiller dans sa quête pour retrouver ce cher Lucian.
D'ailleurs, un détail attise sa curiosité, un détail si insignifiant mais si hors de propos en même temps qu'elle s'étonne à haute voix :

_Votre frère ? Comment le savez-vous ? Ça pourrait être une tentative de détourner la conversation mais la surprise qui se lit derrière ses grosses lunettes trahit sa sincérité. Après tout, le concept de fraternité et même de famille en général lui est étranger et à bien observer le visage de Celes, elle ne retrouve aucun des traits du minois de Lucian. Le sous-responsable est si adorable dans sa nervosité comparé à l'imposante stature de quiétude de son supérieur.

_Je ne pense honnêtement pas qu'il y ait un rapport entre les vagabonds présents ce soir-là et Lucian monsieur. Enchaîne-t-elle tout simplement. Une pierre deux coups : elle lâche un tout petit peu de leste tout en essayant de reporter l'attention ailleurs que sur 1652.

Une grande tacticienne cette 8027 sous son air de marbre et son blazer trop grand.

— don't you ever run away

10h05_ 8027 reste dubitative face à la réponse du responsable. Comment est-ce possible de connaitre quelqu'un aussi longtemps au point de le considérer comme sa propre chair ? Comment est-ce possible tout simplement de construire une telle relation de confiance avec quelqu'un de son propre sexe dans Inner_A13 ? Ils ne sont pas mariés, ils sont simplement collègues, pires un supérieur et son subordonné alors comment est-ce que Celes peut réellement, sincèrement tenir à Lucian au point de retourner toute la ville pour le retrouver, au point de se livrer à elle, une parfaite inconnue.

_Côtoyer c'est un bien grand mot, Monsieur... Je ne l'ai croisé que deux fois... A-t-elle commencé par répondre en tapotant la table du bout de ses ongles, toujours pas sûre de comprendre. C'est vrai que la disparition de Lucian est étrange, très étrange, mais en soit ce n'est pas la chose la plus farfelue qui soit arrivée ces derniers temps. Entre le déluge, l'augmentation du nombre de bannis, les graffitis étranges sur les murs et la présence de moins en moins discrète de vagabonds, l'absence de Lucian lui fait certes de la peine car elle trouve qu'il a l'air d'un garçon fort aimable mais c'est un tant soit peu le cadet de ses soucis. Et surtout, elle a la conviction intime que Lucian est encore en vie.

Alors oui, 8027 est peu sensible au signal de détresse que lui envoie Celes. À vrai dire, elle s'en méfie toujours autant mais puisqu'on lui demande, elle ne voit pas pourquoi elle ne devrait pas reprendre calmement les faits depuis le début. Elle n'a rien à voir avec Lucian, rien à se reprocher, elle n'a donc aucun problème à lui donner sa version des choses :

_Lorsque l'on élimine l'impossible, ce qu'il reste aussi improbable soit-il, est nécessairement la vérité. Reprenons l'affaire. Très calmement, elle revient à un des dossiers et sort le rapport sur l'examen de la chambre froide : À ce jour je vois deux hypothèses possibles : Soit Lucian a été enlevé, soit il a disparu de lui-même. Dans mon compte-rendu ainsi que celui de 08-M-1652, nous avons évoqué la présence de quelqu'un ou de quelque chose qui s'en est pris à un des vagabonds au point de la blesser et de la faire saigner. Or aucune trace de sang ni même de lutte n'a été trouvée dans la chambre froide et il me semble que personne n'a signalé de présence suspecte dans les cuisines. De plus le portable de... Oh Froncement de sourcils. Elle joint lentement ses deux mains devant son visage, les deux coudes sur la table : Lorsque nous nous sommes croisés dans le métro, Lucian m'a dit qu'il recevait des messages de menace... Tout s'assemble très vite dans la cervelle de 8027, le chauffeur qui disparait, le portable qui sonne, la vitre qui explose, la conversation sur les déviants, leurs deux rencontres si proches l'une de l'autre. Est-ce que tout ceci ne serait qu'une suite de coïncidences ? Quelles sont les chances ?

_Il m'a également demandée comment c'était possible de sortir du système. Son regard s'arrête sur Celes. Sa voix est froide. Monsieur, je crois que Lucian ne cherche pas à ce que vous le retrouviez.

Et si elle a raison, c'est que Lucian cache diaboliquement bien son jeu. Elle lui tire son chapeau.

— don't you ever run away

10h09_ C'est fou, c'est complètement fou comme théorie. Que Lucian ait pu délibérément planifier sa disparition pour s'échapper du Conseil. Qu'un si charmant jeune homme puisse en fait être un traitre à Inner_A13. Mais est-ce que justement, il ne faut pas savoir se montrer adorable quand on se fait passer pour quelqu'un d'autre ? C'est comme si en réponse aux questions de Celes, 8027 entrouvert le couvercle de la boîte de Pandore, de quelque chose qui la dépasse et ne la regarde pas. Et si elle est curieuse de savoir quelle vérité se cache derrière cette histoire, sa méfiance lui intime de ne pas s'écarter du droit chemin. Fais ton travail et puis c'est tout. Elle n'est pas payée pour retrouver Lucian.  

_Non pas vraiment. Ça pouvait simplement être des messages automatisés. Ce jour-là, il était en retard à cause de son chauffeur qui avait disparu. Oui peut-être qu'elle divague.
Pourtant, ce qu'elle vient d'expliquer fait curieusement sens.

Son regard s'arrête sur une des caméras posée dans un coin de la salle. Le responsable lui a dit que leur entretien n'était pas filmé, mais 8027 se demande si elle peut vraiment lui faire confiance. Y'a-t-il seulement un moyen d'éteindre les caméras de la ville ? Déjà qu'elles n'ont plus l'air de fonctionner correctement depuis la pluie, ce serait un comble si quelqu'un trouvait comment les arrêter sur commande.

_Ce n'était pas grand chose monsieur... Souffle-t-elle en réajustant ses lunettes. Celes a l'air fatigué. Non chagriné. C'est une fatigue émotionnelle qu'il a sur le visage.

La croit-il seulement ? Elle imagine que son travail ne doit pas être facile mais le pragmatisme voudrait qu'il se focalise sur son travail plutôt que sur la traque de son sous-responsable. Mais la gratitude dont il fait preuve la surprend encore. 8027 n'a pas du tout l'impression d'avoir aidé. Aussi regarde-t-elle ses mains tout en répliquant :

_Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider plus, Celes. Si je tombe sur de nouvelles informations, croyez-moi que vous seriez le premier informé. Et elle ajoute. à demi-mots, comme si c'était un aveu honteux : Moi aussi j'espère que Lucian va vite revenir.

C'est vrai, elle y a pensé à Lucian, son petit sourire, ses blagues nulles, son éternuement. Tout ce qu'elle lui souhaite c'est que, traître ou pas, il est en sécurité là où il est.

_Puis-je disposer maintenant ?