C'était sûrement le destin. Au lever du jour, tu l'avais vu. Deux perles d'or qui, t'avais scruté, toi, encore allongé, encore à demi endormi. Tu pouvais prendre encore sentir le poids de son pouvoir, là, contre ta gorge, tu pouvais prendre encore entendre les soupirs dérobés, les gémissements étouffés, les braises d'un feu d'hier éteint depuis longtemps déjà. Il était venu, il était venu te chercher. Et, lorsque tu avais cligné des yeux, il n'était plus là.

Alors la journée, comme les habitudes sont des rouages bien organisés, avait pu reprendre naturellement. Une fois à ton poste, tu avais remarqué que le courrier envoyé au dénommé 05-M-1138 avait été lu. On t'avait proposé de donner une heure précise, puis de bannir l'intéressé s'il ne venait pas au rendez vous, mais tu n'avais plus la force de reporter encore et encore des bannissements inutiles. Et la consigne était claire : Raven, calme toi, nous n'avons plus le loisir de bannir tous ceux qui dérogent un peu aux règles. Alors, oui, des rapports il en pleuvait, mais tu les triais soigneusement, plus soigneusement encore qu'hier.

Lorsqu'on t'avait prévenu que 05-M-1138 arrivait, tu étais près de la machine à café, après la réunion matinale du conseil. Tu avais beau l'avoir passée derrière lui, à scruter ses mains comme pour y trouver quelque chose que tu avais perdu depuis longtemps, tu n'avais rien trouvé, rien d'autre que des regards noirs de certains collègues. Tu n'avais pas non plus eu la force de répondre à une énième pique de Laney quand tu avais quitté l'hémicycle et si, en t’apprêtant à quitter la pièce, il voulu te retenir, il n'avait rien dit, rien fait si ce n'est poser son regard dans le tien, avant de s'en détourner. Le souffle court, tu t'étais éloigné vers ton bureau, et c'était l'instant que le pénitent avait choisi pour arriver, accompagné par deux miliciens qui l'avaient guidé jusqu'à toi.

☆ Je prends la relève, retournez à votre poste.

Aucun tremblement dans ta voix, hors de question de montrer le moindre signe de faiblesse. Tu tends ta main vers le jeune homme avant de lui désigner le fauteuil libre face à ton bureau, calmement. Accueilli par le chef de la milice lui-même, c'était clairement quelque chose qui n'arrivait pas souvent.

☆ 05-M-1138, je dois m'entretenir avec vous de quelque chose de vital, asseyez vous.

Une fois qu'il fut assis dans le fauteuil qui lui était destiné, 1138 n'aurait pas pu ressembler davantage à tous ces petits pénitents dont tu ignorais intentionnellement l'existence. Il ne pouvait pas ressembler davantage à ceux qui peuplaient les dossiers de bannissement et de délation. Sans être banal, de 1138 il s'échappait une aura qui - tout en étant étrangement familière - te dégoûtait. Ce n'était pas une question de te mêler aux petites gens ou ce genre de choses. Tout comme lui, autrefois, tu avais été pénitent, recruté très jeune dans la milice. Tu fronces les sourcils, parce que les souvenirs sont flous, sans que tu puisses ne te l'expliquer si ce n'est par une raison très simple : Aden. Il en était responsable. Tout comme il était responsable de l'état d'Altaïr. Un simple soupir et tu te poses finalement en face de lui, devant toi des dossiers s'amassent et on devine sans mal qu'il ne s'agit pas des dossiers habituels des pénitents. Non, ceux-ci sont des dossiers papiers qui n'ont sans doute même pas d'équivalents numériques, parce que tout cela est dangereux, et que la politique de la maison sur la question est terriblement stricte.

☆ Vous n'êtes probablement pas sans savoir que dans votre quartier, un clan de vagabond a sévi il y a peu, causant un mort.

Entre autres, tu penses. Tu fermes yeux un instant, tu ne lui feras pas l'affront de lui montrer les images, tout pénitent qu'il est, il se doit d'être protégé des atrocités qu'on pourrait perpétrer.

☆ Aujourd'hui, la milice a besoin d'yeux et d'oreilles attentives, au sein de tous les quartiers. Cependant, le votre est plus sensible encore, puisque le passage répété de vagabonds y est attesté.

Tu hoches gravement la tête avant de relever les yeux vers lui, t'accoudant de tes deux bras sur le bureau pour venir poser ton menton sur tes doigts entremêlés, la mine sombre et sérieuse.

☆ Il s'agira de votre mission. Je sais que votre travail est déjà prenant et ne vous demanderais jamais d'y déroger, néanmoins si vous possédez des informations, quelles qu'elles soient, il faudra les rapporter à la milice de votre quartier et cela dans les plus bref délais.

Silence.

☆ Suis-je clair ?

Tu l'écoutes réagir en silence, tu pourrais lui dire de se taire, ou qu'il n'a juste pas son mot à dire sur la question, mais il faut croire que l'attitude de l'homme face à toi t'es plutôt agréable. Au moins tu le tolère, c'est déjà ça. Tu marques un long silence en observant le pad entre ses doigts. Oui, tu parles de ça, bon sang il n'a pas l'air bien futé le garçon. Tant pis, tu supposes qu'au pire, tu peux faire autrement.

☆ Si cela ne vous va pas, il suffira de faire un rapport écrit détaillé au milicien en poste le plus proche de chez vous.

Silence, tu détournes les yeux, te ravises un peu.

☆ Ou un rapport oral. Un rapport oral suffira.

Est-ce qu'il savait écrire, même ? Tu supposes que oui, tout le monde sait écrire, pas vrai ? Mais bon, dans le doute. Tu le gratifies d'un vague sourire, vraiment tu fais des efforts, avant de jeter un nouveau regard à son pad et d'approcher tout près pour te pencher et aller télécharger une application.

☆ Je vous installe une application de note vocale, au pire vous pourrez me les envoyer directement. Ça vous évitera les intermédiaires.

Clairement il n'avait aucune idée de comment procéder, avec tout ça, parce qu'au final, hé bien, il n'avait rien prévu, c'était la première fois qu'il mêlait des pénitents à ce genre d'affaire, et au delà, même, c'était la première fois que ce genre d'affaire existaient. Quelle poisse, sérieusement.