— I love my friends

Il court, il court le raton, le raton des égouts. Il est passé par le 11, il repassera par le 12, le raton de la décharge jolie. Et raton rit, raton souffle, raton s'arrête, un point de côté, la sueur sur le front et des frissons sur la peau. Il est fier de lui, très fier de lui. Ce crétin de milicien ne faisait pas le poids contre lui, le sprinteur terrible des souterrains, l'insaisissable indompté raton d'Abysse. C'est qu'il cavale vite et qu'il cavale bien. Il connait les recoins, il sait se glisser sous les grillages, les bosquets, par-dessus les barrières, déraper dans les angles et s'évanouir à l'entrée du premier souterrain
Chouchou a fière allure avec ses deux sacs, l'un en bandoulière, l'autre dans les bras, cheveux en pagaille, allure débraillée. Sacré butin. Merci chaton. Un coup d'oeil à droite, un coup d'oeil à gauche pour vérifier qu'on ne l'observe pas et il fouille dans sa besace pour sortir sa lampe torche et commencer à déballer l'intérieur du sac. Et ooooh la première chose qui lui saute aux yeux lui fait penser à quelqu'un, à quelqu'un qui serait mieux que lui quoi faire de cet ordi. Alors après avoir rapidement fait l'inventaire de son nouveau trésor, Chouchou s'est tout de suite remis en route.

Mais si les districts 11 et 12 sont côte à côte, le chemin a été drôlement long. De plusieurs heures même. C'est qu'il s'est perdu comme un bolosse dans ce dédale de galeries qu'il n'a pas reconnu. À croire qu'il en a oublié tout les bons conseils prodigués à Cervelle. Quelle tête de linotte ce Chouchou ! Alors la nuit est bien avancée quand enfin il émerge dans le district 12 et se met à déambuler un peu au hasard, harassé et surtout assoiffé, mais toutefois trop excité d'avoir retrouvé l'extérieur pour se poser.
Il va le trouver. Et si ce n'est pas ce soir, ce sera demain. Il n'est jamais très loin. Ils se connaissent bien. Il lui suffit juste d'un peu de chance, d'un peu d'instinct, d'un peu d'espoir. D'un peu d'Abandon peut-être ?

— I love my friends

Un sifflement et si Chouchou avait été un vrai raton, ses deux oreilles se seraient redressées direct dans la direction du bruit. Et si Chouchou n'est pas un raton, et si Chouchou a mal aux pieds à force d'avoir cavalé, ça ne l'empêche pas de se ruer dans les bras d'Abandon qui l'étreint avec tant de force qu'il sent le bout de ses chaussures décoller du sol. Il rit. Abandon donne vraiment les meilleurs câlins de la terre et son corps est chaud contre le sien et oh qu'est-ce qu'il est beau Abandon avec ses tâches de rousseur et son langage fleuri. Chouchou sent son coeur s'emballer contre sa poitrine et pourrait presque sentir celui d'Abandon battre fort lui aussi s'il n'avait pas le sac à dos dans les mains collé entre eux deux.
Que c'est quand même chouette d'être vivant et bien accompagné !

_Ahaha boubou ! Moi aussi je suis content de te voir ! S'exclame le Chouchou en lui assénant un gros bisous sur chaque joue à peine l'a-t-il relâché, faisant tinter ses bijoux. T'inquiète pas pour moi, j'suis plus vif que j'en ai l'air ! Oh tu devrais voir la tête de ce pauvre milicien que j'ai semé dans l'autre quartier ! Le pauvre, je l'ai fait courir comme une mule pour rien, il va avoir des courbatures demain ! Le vagabond est très fier de sa performance, il ne se dit pas que ce type va avoir des ennuis à cause de lui. Comme le chaton qu'il a plus ou moins dépouillé, mais venons-en aux faits. Chouchou laisse tomber le sac qui est l'objet de sa visite et l'ouvre avant de faire signe à Abandon de s'approcher pour venir jeter un coup d'oeil à son précieux butin.

_Regarde ce que le chat m'a laissé !

Dans la poche principale : un ordinateur en parfait état. Ah oui c'est sûr, Abandon qui aime les trucs électroniques va adorer !

— I love my friends

_Mal ? Et qu'est-ce que c'est que le mal ? Le mâle ? La malle ? Comment Chouchou pourrait-il avoir mal quand il est en Abandon et dans toute son abondance d'attention ? Malin à la limite, un peu malingre quoique bof pas trop. Malinche définitivement. Chouchou ne connait pas le mal ou l'a oublié quand il s'est présenté. Il regarde Kai l'examiner et rigole, heureux. Non Chouchou ne connait plus le mal car il s'est envolé avec la fatigue, le froid et la faim. Alors évidemment qu'il n'y a pas de mal à lui claquer le postérieur ! Il fait quand même semblant de sursauter et fronce les sourcils, faussement offusqué et pince entre ses longs doigts la peau blanche du bras de son compagnon en guise de réponse :

_Minute papillon !

Mais en plus d'ignorer le mal, Chouchou ignore pourquoi les sourcils de son ami se froncent. Hé d'où viennent ces plis d'agacement sur ce si joli petit minois ? Il n'y a de la place que pour les sourires et les tâches de rousseur sur cette figure ! Alors Chouchou penche la tête, dubitatif.

_Comment tu sais ça ? Qu'il demande, la voix plus aiguë, le regard insistant et un peu triste comme un chiot qui sait qu'il a fait une bêtise sans comprendre le comment du pourquoi. Oui pour Chouchou c'est juste une boîte noire comme les autres, une boîte qui fait pioupiou et brille et souffle et chauffe quand tu l'allumes. Kai normalement, il aime bien ce genre de boîtes. Chouchou sait qu'il les récupère, qu'il les vole parfois même. Alors quelle différence ? Po compris. Qu'il ajoute en se grattant le crâne et en observant les gestes de son camarade.

Il se penche par-dessus lui, cherche lui aussi le secret derrière ces numéros sur la coque de l'appareil. Mais les chiffres ne lui parlent pas. Ils ne lui ont jamais parlé. Chouchou le répète souvent aux pénitents : son langage à lui est organique, battant, mouvant. Désordonné. Et si logique à la fois dans toute sa simplicité. Il ne parle que la langue du vivant. Et les numéros, oh les numéros ! Ils sont si tristes et froids, si bien alignés et si silencieux même quand ils sont de tailles et de couleurs différentes. Ils sont ennuyeux et mornes à l'image du quotidien de ceux qu'ils ont enchainé à l'aide de matricules et de codes compliqués. Chouchou n'a aucune envie de leur parler.
Toutefois, il est jaloux de constater que les chiffres parlent plus fort que lui à Kai. Qu'est-ce qu'ils ont de si important à lui dire ? Ils sont morts les numéros. Longue vie à eux.

Heureusement, c'est dans un dialecte qui lui est définitivement familier que son ami lui répond. Son ventre gargouille, gazouille. Ah ! C'est l'appel des pâtes ça ! De toutes façons, il ne faut pas trainer. À cette heure d'exode où pénitents et soleil se retirent, il leur faut également rester en mouvement.
Sa main se glisse dans celle du rouquin. Il ramasse le sac et l'entraine dans une ruelle voisine.

_Viens à la cachette, moi aussi j'ai les crocs. Je te propose des pâtes al dente , des pâtes au beurre, des pâtes ibulaires, des patapates et pâtati et pâtata. Chantonne-t-il.

Ah le mal, Chouchou ne connait pas mais la dalle ça oui !

— I love my friends

Il n'y a qu'Abandon, ce petit air mi-mutin, mi-gredin, mi-insolent, mi-molette qui roule comme roulent les paroles et les caresses et toutes les belles choses qu'il lui souffle et lui abandonne. Au début, Chouchou n'avait pas compris pourquoi Abandon et pourquoi pas Flamme, Tendreté, Éphélide, Étoile, Demain, Rayon et une myriade d'autres mots agréables à prononcer comme à entendre.

_Aha, tâche de ne pas avoir les crocs plus grand que les yeux ! Tu risques de mordre des pierres. Et il n'y a que lui pour sortir une expression aussi alambiquée et qu'Abandon pour vraiment comprendre qu'il ne le fait ni exprès, ni inconsciemment. Il est comme ça, un point c'est tout.

Sa main glisse d'entre ses doigts, le bras s'enroule autour du sien. Ils se rapprochent l'un de l'autre. Collés. Inséparables. Je pourrais jamais te dire non ! Sinon il faudrait t'appeler Abandnon, aha ! Et il dépose un baiser sur son front. Bien sûr que tu peux, t'as même pas besoin de demander !

Puis ils continuent leur route. C'est un drôle de duo siamois et si aimants, deux morceaux magnétisés l'un pour l'autre qui s'attirent sans jamais se repousser. Sans doute que les quelques passants ne les remarquent même pas : ils ont tant l'air de se fondre au paysage, aux couleurs déclinantes du jour et aux ombres naissantes du soir. La rue, non le monde leur appartient alors si les pénitents en cravate-costume gris les voient, ils ne doivent pas longtemps s'attarder sur ce drôle de duo. Il faudrait vraiment être dénué de toute forme d'émotions pour avoir comme premier réflexe de les dénoncer : ils ne font de mal à personne, ils filent le long des bâtiments et disparaissent en bas d'un escalier, sous un pont, derrière une grille, plus profond encore, plus loin, plus vite jusqu'à ce que la nuit ait avalé le soleil et que leurs deux silhouettes se soient évanouies des allées car les voici de retour sous terre : leur véritable foyer, là où le bruit du métro et des pas des promeneurs à la surface résonnent dans cette petite galerie et lui donnent comme une vie à elle seule, des battements de coeur entre les morceaux de tissus éparpillés sur les murs, les jarres pleines de bibelots et de quelques lucioles, les quelques meubles désossés et récupérés où s'entassent couvertures et vêtements entre un grand matelas qui trône sur un sol de cartons. Du grand luxe chez les vagabonds.

_Tadam ! S'exclame le Chouchou en lâchant son ami pour tourner sur lui-même et lever les bras en l'air, fier de son abri de fortune qui n'a pas la chaleur ou le confort des appartements des districts mais n'en a pas la morosité et l'impersonnel non plus. Après avoir jeté son sac en bandoulière sur le matelas, le disciple d'Abysse s'empresse de tirer un grand plaid même pas humide pour le jeter sur un fauteuil à moitié éventré et invite Kai à prendre place sur son trône : Fais comme chez toi, les pâtes arrivent ! S'exclame-t-il avant de sautiller dans un coin ramasser un bidon d'eau et une casserole qu'il pose sur une espèce de gazinière portable : Bonjour Gaseline, je t'ai manqué ? Gaseline marche toujours mieux quand on lui dit bonjour, c'est scientifiquement prouvé par le comité des gens intelligents et savants des souterrains composé de Chouchou, de Chou et de Chou. Enfin de lui-même quoi. Et puisqu'il l'a saluée avec entrain, elle s'allume sans problème à la première allumette.

Attendant que l'eau bout, l'hôte de ce bordel revient à son invité d'honneur et lui prend les deux mains, les secouant à droite et à gauche dans les siennes dans un rythme que lui seul entend :

_Je suis content de t'avoir à la maison. Et Gaseline aussi !