Exténué, 1138 freine enfin sa course. Sans aucune idée d’où il se trouve à présent, il se retourne. Plus personne ne le suit. Comment savoir dans quel district il avait atterri ? Forcément, le pad. Seul un crétin fini peut prendre ainsi ses jambes à son coup sans anticiper qu’avec cet écran félon il serait localisé sans effort par ses poursuivants.

“ Position : 48° 35′ 20″ nord 2° 56′ 51″ ouest

Localisation : D09 - B14 - Raffinerie 3 ”

Il y avait-il eut course poursuite ailleurs que dans son esprit confus ? Il ne savait pas trop, sa mémoire s’était figée sur la dernière phrase que lui avait dite le PDG de LoveBees. Suivant les instructions qu’on lui avait envoyé par message privé, Il avait bien livré une caisse de fruits et légumes, avant de prendre la fuite et de quelle manière ! Il avait foncé comme un bulldozer vers la sortie du grand bâtiment officiel, englouti avenue sur avenue obéissant à son instinct vital de quitter ce foutu quartier central.

Cette histoire de livraison ratée finirait par le rattraper un jour, car il n’existe pas de cause exonératoire pour les pénitents. Même cette patate de gardien l’avait parfaitement intégré. Pourtant, il bénéficiait visiblement d’une sorte de sursis : aucune menace ni derrière, ni devant, ni sur l’écran. Jusqu’à quand ? Etait-ce une mauvaise idée de rentrer chez lui ? Avait-il d’autre choix que de pointer le lendemain à son affectation habituelle ?

Rapidement exaspéré par ce questionnement anxiogène, 1138 parvint à se ressaisir : il rentre chez lui et c’est marre ! Comme si on lui chargeait pas assez la mule en ce moment, il allait pas en plus commencer à produire du jus de cerveau gratos. La soirée était bien entamée, et le gardien ne voyait aucun immeuble d’habitation à proximité immédiate autour de lui.

“On dirait qu’il n’y a rien de vivant ici, c’est pas cette ambiance de vide intersidéral qui va me retenir.”

Ravalant son jugement trop hâtif, le gardien plissa les yeux. Quelqu’un arrivait dans sa direction. Faute d’un éclairage urbain suffisant il n’y voyait presque rien. Tant pis pour lui, il avait décidé de s’en foutre à partir de maintenant, pas vrai ?

“C’est toi ! J’ai failli pas te remettre.”

Il devait admettre qu’il n’avait pas du tout repéré Lumière, son instinct avait répondu aux abonnés absents. Même si les années commençaient à s’empiler pour Alim, il se reposait tellement sur son intuition pour tout qu’il valait mieux qu’elle ne s’émousse pas trop.

Soudain conscient de l’image qu’il donne de lui, Alim réhausse ses épaules. Paumé dans ce district, sa solitude s’est dévoilée. Il doit se redonner une espèce de contenance, reprendre le volant, être l’homme de la situation.

“Merci Lulu, t’es vraiment not’ bonne étoile. Te fais pas de souci pour un pov pelo, il doit bien y avoir des panneaux dans le coin.”

Les pénitents ne demandent pas leur chemin, ils ne demandent pas d’aide. Quand tu as vu de tes propres yeux tout ton voisinage faire volte-face après le bannissement d’un gars qui passait encore pour un bon samaritain le matin même, tu comprends qu’il n’y a pas de main tendue qui tienne. Même avec un visage aussi agréable.

Alim remonte la rue, et aperçoit le panneau qu’il cherchait. Sauf que ce n’est pas un soulagement. “Eh merde, il veulent me faire repasser par le quartier central.” L'autre option était de traverser les districts 8, 7, et 6, ce qui ne l’enchantait pas du tout. Revenant sur ses pas, Alim regarde de nouveau Lumière. Pour une fois, ça lui coûte quoi de croire à un coup de pouce providentiel ? Il sait que c'est une connerie, mais bon, si cela peut l’ extirper de la nasse dans laquelle il se trouve.

“Si t’as un meilleur plan, jte suis ma jolie.” lui souria t-il.

Finalement, il ne peut pas se refuser à la main tendue de celle qui lui propose sa protection.

Alim ne sait pas encore formuler ce qu’il ne sent pas dans ce trajet. Le quartier central grouille d’individus qu’il appréhende, des silencieux, des suspicieux, des ambitieux, des précautionneux, tous minutieux pour interpréter et reporter le moindre fait et geste. En vérité il aimerait savoir les comprendre et décoder leur intentions officieuses. C’est presque plus simple quand ils sont ouvertement prétentieux, impérieux, odieux. Au moins ceux-là ne laissent-ils pas le temps au doute de se creuser, germer puis dévorer la tête de leurs victimes.

Le gardien était méconnaissable, à se demander où était passé le blagueur multirécidiviste, le brocardeur en série du 5e district. Peut-être repensait-il à la disparition définitive d’un vieil ami, le seul trouduc comme lui pas avare dans ses réparties, toujours généreux dans la vanne. Il lui répondait pas par des questions le 1652, il avait tout compris. Ces foutues questions qui lui remémorait ses récents passages au centre. Par dessus le marché, fallait remettre ça.

Alim est complètement à côté de ses claquettes. A se prendre la tête dans son coin, il était en train de laisser filer son rencard imaginaire !

“ Je cause pas beaucoup ce soir, tu t’emmerdes pas trop au moins ? Attends suis con, tu lis dans les pensées. ” ricana t-il.

“ On peut rien te cacher, sinon tu serais pas la dépanneuse des pénitos en rade sur le côté de la route. Ça m’a étonné de te voir, je pensais que tu préférais retrouver ceux tombés au fond du trou. La spéléo c’est sympa aussi. " Il sourit malicieusement. “ Eh me regarde pas comme ça, j’en suis pas encore là. ” Il se souvenait pas avoir eu un rire sincère depuis des semaines. Le bon vieux Alim avait refait surface, bien que ce soit pas fameux.

Ils avaient dépassé les raffineries, les immeubles s’étiraient de plus en plus haut. Ils entraient dans le centre, le gardien était de moins en moins assuré. Enfin, va essayer de dissimuler ton stress quand t’es avec la clairvoyance incarnée. Peine perdue.

Les façades des gratte-ciels étaient lisses, sans aspérités, d’une élégance minimale. Aucun surplus d’information, pas de panneau inesthétique. Ils passaient les blocs sans qu’Alim puissent les différencier. En continuant tout droit il iraient en direction du 2e district pensait-il, ce qui ne faisait pas ses affaires.

“ Pouce. ” Il sorti son pad.

“ Position : 26° 11′ 37″ nord 7° 36′ 15″ est

Localisation : D00 - B12 - Résidence Baldr ”

“ Ils donnent des noms à leur immeubles, ben voyons. Tu causes toute la journée avec des matricules, et quand tu rentres chez toi tu donnes un nom à des briques. Et ça me dit pas où je dois aller alors.... ” Alim se met à tourner sur lui même en espérant que son écran réagisse. Il le place sur le haut de son crâne et essaie plusieurs inclinaisons comme s’il s’agissait d’un panneau solaire. En pleine nuit. Il a raison le gars, on en fait plus des comme lui.

Il plissa les yeux pour se donner un air de fin limier. “ Hm.. jle savais c’est par ici. ” Le gardien avait encore oublié qu’il n’avait aucun secret pour son acolyte. Bien évidemment qu’il avait pris une rue au hasard, pardon, avec son instinct de gros veinard.